Respecter l’animal, c’est aussi respecter l’Homme
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- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé



(Les Di@logues Stratégiques® N°46 – 11/04)

« Chaque année, en France, des centaines de millions d’animaux sont élevés, parqués, transportés, abattus. Il faut que ce soit sans douleur et dans le respect de l’animal être sensible. ». C’est en ces termes que l’OABA, L’Oeuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs, traduit sa volonté d’améliorer le sort des animaux d’élevage. Rencontre avec le Dr Jean-Pierre Kieffer, vétérinaire et président de l’OABA.



Véronique Anger : Qu’est-ce que l’OABA ?
Docteur Jean-Pierre KIEFFER : Fondée en avril 1961 par Madame Jacqueline Gilardoni, l’Oeuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs (reconnue d’utilité publique dès 1965) est la première association en France protégeant les animaux de ferme. Comme aimait à le rappeler sa fondatrice,  » l’OABA est une oeuvre d’amour et d’efficacité, une oeuvre réaliste qui a su concrétiser son immense pitié envers les animaux destinés à l’alimentation des hommes. « .
Révoltée par les méthodes utilisées pour abattre les animaux, Mme Gilardoni consacra sa vie à la cause animale et lutta pour humaniser la mise à mort des animaux. Il faut savoir qu’à cette époque l’usage des pistolets d’abattage n’était pas obligatoire et la plupart des animaux de consommation étaient égorgés en pleine conscience.
Les efforts de Mme Gilardoni commenceront à porter leurs fruits en 1964 lorsqu’un décret sur la protection des animaux dans les abattoirs sera signé par le ministre de l’agriculture d’alors, M. Edgard Pisani. Mme Gilardoni a présidé l’OABA pendant quarante ans, jusqu’à ce qu’elle décède en février 2001. J’ai l’honneur aujourd’hui de lui succéder dans cette mission. Maitre Alain Monod, avocat au Conseil d’Etat et neveu du Professeur Théodore Monod (« encyclopédiste », militant infatigable de la nature et de la vie et ami de Mme Gilardoni) est vice-président de l’association.

VA : Quelles sont les actions concrètes de l’OABA pour sensibiliser les professionnels (éleveurs, transporteurs, personnel d’abattoirs…) ?
Dr JPK : Il n’est pas toujours facile, en effet, de  » faire  » et de  » faire savoir « . C’est pourquoi, à l’OABA, nous privilégions l’action à la communication. Nous avons tous vu ces reportages télé (filmés le plus souvent en caméras cachées) montrant des bêtes maltraitées sur les marchés ou dans des camions surchargés. Certaines associations de défense animale ont opté pour la dénonciation systématique.  » Le poids des mots, le choc des photos « , pour reprendre une formule bien connue, a pour effet de provoquer l’indignation de l’opinion publique et de sensibiliser les Français à la souffrance des animaux qu’ils consomment quotidiennement. Pour la Protection Mondiale des Animaux de Ferme (PMAF) ou l’association Brigitte Bardot, dénoncer les mauvais traitements en s’appuyant sur des images fortes est une façon efficace de réveiller -voire de culpabiliser- les consciences. En revanche, cette prise de conscience ne dure que le temps de la diffusion des reportages. Ce type d’action -qui a le mérite d’informer le public en effet- a cependant peu d’impact sur l’évolution des mentalités. Une fois le choc des images passé, tout le monde oublie… C’est une des raisons pour lesquelles nous préférons mener des actions de fond.
Nous sommes convaincus en effet que tout changement de mentalité passe par l’éducation. Changer les mentalités représente un travail de longue haleine, qui n’a de chances d’aboutir que si les professionnels des filières élevage et  » viande  » acceptent de coopérer. Bien entendu, il ne s’agit pas pour nous de signer un pacte avec le diable… Notre but n’est pas de  » braquer  » les professionnels, mais de nous faire accepter par eux. Tout notre discours repose sur le dialogue. Nous considérons que les professionnels peuvent -et doivent- mieux faire. S’ils restent sourds à nos remarques, nous devenons alors répressifs et recourons à tous les moyens à notre disposition pour faire appliquer la loi. Nous n’hésitons pas à dénoncer les abus, mais sans battage médiatique. Nous déposons plainte quand cela est nécessaire et nous pouvons exiger que des animaux maltraités soient retirés à leur propriétaire. La plupart des éleveurs aiment leurs bêtes et les traitent décemment. Il ne faudrait pas que le public imagine que nous n’avons affaire qu’à des brutes épaisses qui n’éprouvent aucune compassion !
Notre rôle est aussi un rôle de prévention, de sensibilisation en amont. Par exemple, nous sommes conviés à participer à certains rassemblements professionnels. Récemment, la Fédération des marchés de bestiaux, qui réunissait plusieurs directeurs de marchés, des manipulateurs d’animaux (d’abattoirs), des éleveurs, des transporteurs,… m’a autorisé à m’exprimer sur les  » bonnes pratiques  » liées à la manipulation des animaux. Un représentant du ministère de l’agriculture est également intervenu pour rappeler la réglementation et inciter au respect de la législation. Notre association est reconnue comme légitime par les professionnels car nous sommes aussi l’une des seules en France à effectuer des enquêtes sur le terrain.
Nos cinq délégués-enquêteurs effectuent quotidiennement des missions de contrôle dans les élevages, marchés ou abattoirs. C’est une tâche difficile, mais indispensable pour signaler et sanctionner les infractions. Nos délégués sont habilités par le Ministère de l’Agriculture. Leurs constatations étayées de photos ou de témoignages (entre 300 et 400 rapports par an) nous permettront d’intervenir auprès des tribunaux en cas de maltraitance. L’an dernier, nous avons participé à une réunion organisée par le ministère de l’agriculture au cours de laquelle nous avons pu présenter point par point les manquements observés sur le terrain par nos délégués-enquêteurs. Pour chaque problème rencontré, nous cherchons une solution avec les professionnels. C’est ainsi qu’est née l’idée mettre en place une formation professionnelle spécifique pour les personnels en contact direct avec les animaux sur les marchés. Nous travaillons également avec le Centre d’Information des Viandes (CIV) qui nous consulte régulièrement et nous autorise à visiter ses abattoirs. Toujours dans un même souci de dialogue, les principales associations des filières de l’élevage et de la viande sont conviées, chaque année, à assister à l’assemblée générale de l’OABA.

VA : Peut-on protéger les animaux d’abattoir sans pour autant prôner le végétarisme ?
Dr JPK : Il est vrai que beaucoup de nos adhérents et certains membres du conseil d’administration de l’association sont végétariens, mais aucun n’impose ce choix aux autres. L’OABA ne prône pas le végétarisme. A moins d’une société entièrement végétarienne, nous ne pouvons pas nous passer de l’élevage… Plutôt que de militer pour des interdits alimentaires, nous recommandons simplement de consommer moins de viande et, de préférence, prélevée sur des animaux élevés dans des conditions respectueuses de leur bien-être. Manger de la viande ne me semble pas incompatible avec le respect de l’animal.

VA : Comment s’exerce votre influence sur les institutions françaises et européennes ?
Dr JPK : Nous avons la chance d’entretenir des relations régulières avec des  » relais  » aux ministères de l’Agriculture et de la Recherche (pour l’expérience animale). Nos interlocuteurs sont généralement des vétérinaires ; nous parlons donc le même langage. Si l’OABA parvient à rencontrer les bons interlocuteurs, son influence demeure relative.
Se faire entendre est une chose ; être écouté en est une autre… Le poids des intérêts économiques et la pression des lobbies est très forte, en particulier dans notre pays, gros producteur et exportateur d’animaux. Nos exigences sont parfois en contradiction avec la réalité économique du moment. Si elles risquent de créer une crise économique, nous devons hélas patienter jusqu’à ce que la conjoncture s’améliore.
Nous disposons de certains moyens de pression. En effet, l’OABA est membre de la fédération européenne des associations de protection animale, Eurogroup for Animal Welfare dont j’ai été le vice-président(1) pendant huit ans. A-politique, Eurogroup agit essentiellement au niveau des institutions européennes en faisant du lobbying. Eurogroup assure également le secrétariat de l’intergroupe parlementaire sur la protection animale.

VA : L’OABA est à l’origine de plusieurs lois visant à protéger les animaux d’élevage. Celles-ci ne sont pas toujours respectées (élevage intensif, transports d’animaux…). Quelles sont, d’après vos observations, les avancées les plus significatives ?
Dr JPK : Au départ, l’association a été créée pour améliorer le sort des animaux au moment de l’abattage. En quarante ans, les choses ont beaucoup évolué même s’il reste encore de nombreuses améliorations à apporter. Nous envisageons de conserver le sigle OABA tout en élargissant et en positivant sa mission en  » Oeuvre d’Assistance au Bien-être Animal « .
Parmi les lois les plus importantes, celle de 1964 sur l’étourdissement avant abattage (l’animal, cliniquement mort, peut être saigné sans souffrance) est une grande victoire. Une autre loi française, de 1976, déclare que  » l’animal est un être sensible « . Dans les faits, la législation dispose d’un arsenal juridique français et européen visant à protéger les bêtes. Dans la pratique, les lois sont peu respectées. Il existe des directives très précises en matière d’élevage intensif notamment.
Prenons le cas des veaux élevés en batterie. Le consommateur ignore que cette viande blanche, juvénile, dont il est friand, doit sa couleur à une anémie entretenue artificiellement. A l’âge auquel ils sont consommés, ces veaux auraient dû brouter de l’herbe et manger du foin. Or, ils en sont privés afin que le fer contenu dans ces aliments ne colore pas leur viande en rouge. Nous avons obtenu l’interdiction de la viande de veau anémié à partir de 2007 (il existe toujours un délai de quelques années entre l’adoption de la loi et son application de façon à ce que les professionnels puissent amortir leurs installations). Les consommateurs trouveront toujours du veau, mais la viande sera rouge.
Ces dernières années, nous avons également obtenu que les cages des poules pondeuses soient agrandies (1999) et que leur mode d’élevage soit indiqué sur les boîtes à oeufs. Nous avons aussi réussi à faire interdire le confinement des truies gestantes (2001). D’un point de vue réglementaire, le bilan serait donc plutôt positif. Sur le terrain, faire appliquer la loi s’avère souvent plus délicat.
Parallèlement à toutes ces actions, l’OABA a réalisé une étude afin de prouver que l’étourdissement par électronarcose (choc électrique) ne provoque pas la mort de l’animal qui reprend conscience après quelques minutes. En effet, les communautés juives et musulmanes refusent toujours l’étourdissement avant la saignée car le pistolet d’abattage tue l’animal. Le Docteur Dalil Boubakeur, Recteur de la Mosquée de Paris, a confirmé que l’électronarcose pouvait être pratiquée avant l’égorgement de l’animal lors de l’abattage rituel comme lors de l’Aïd El Kebir (commémoration du sacrifice d’Abraham). Nous espérons que les deux autres grandes mosquées françaises d’Evry et de Lyon (habilitant les  » sacrificateurs  » officiels) suivront l’exemple du Dr Boubakeur.
Il est à noter que, chaque année à l’occasion de l’Aïd, ce sont plus de 150.000 moutons qui sont sacrifiés lors de ce rituel religieux. Les abattoirs ne disposant pas des capacités suffisantes pour satisfaire la demande, les sacrifices s’effectuent trop souvent dans la clandestinité. L’an dernier, les autorités de Seine-et-Marne ont fait preuve d’un laxisme inexcusable, ne voulant pas intervenir pour faire respecter la loi, au motif qu’elles craignaient de  » troubler l’ordre public « … J’ai moi-même constaté sur place les égorgements pratiqués en dehors de toute règle d’hygiène et de respect de l’animal. Il est possible pourtant de concilier l’Aïd El Kebir avec la protection animale et la sécurité sanitaire. Les communes de Pantin et d’Evry ont organisé des abattoirs mobiles (Algéco mis bout à bout) afin de constituer une chaîne d’abattage où le mouton n’entre à aucun moment en contact avec les autres animaux égorgés par le sacrificateur habilité.

VA : L’Europe possède des directives contraignantes, mais ce n’est pas forcément le cas de ses concurrents non européens. Il faut être un pays riche, ou soucieux de ses animaux, pour se permettre d’investir dans des équipements qui prennent en compte leur bien-être. Comment les Européens s’organisent-ils pour rester compétitifs face à des pays qui ne s’embarrassent pas de telles considérations ?
Dr JPK : Vous soulevez là un point crucial et je n’ai malheureusement pas la réponse. Les subventions européennes, un label européen, une meilleure information du consommateur sur les modes d’élevage,… toutes ces mesures sont censées limiter les dégâts. Bien sûr, c’est un reproche que nous entendons souvent de la bouche des professionnels, qui se plaignent de la concurrence étrangère, et pas seulement en provenance de pays moins favorisés. Les Etats-Unis sont aussi des adeptes de l’élevage intensif…
Si le consommateur savait exactement dans quelles conditions sont produits les oeufs ou la viande qu’il consomme, peut-être accepterait-il de payer un peu plus cher des produits de meilleure qualité et plus respectueux du bien-être de l’animal. Il ne faut pas non plus se voiler la face : si le consommateur déclare vouloir consommer de la bonne qualité, lorsqu’il fait ses courses au supermarché, il choisit souvent le produit le meilleur marché… De même, il ne comprend pas toujours pourquoi une vraie côte de boeuf provenant d’un vrai boeuf charolais élevé au pré coûte plus cher qu’une  » côte de boeuf  » prélevée en réalité sur une vache de réforme (vache laitière trop vieille pour continuer à produire du lait) !

VA : Ne croyez-vous pas que la plupart des consommateurs préfèrent ignorer les conditions dans lesquelles les animaux qu’ils mangent sont élevés, puis tués ? S’ils savaient, cela les culpabiliserait et leur couperait probablement l’appétit… ?
Dr JPK : C’est certain… Il règne une certaine hypocrisie sur la question. Cela dit, nous avons connu plusieurs drames alimentaires, qui ont conduit les consommateurs à réclamer davantage de transparence. Ils veulent au moins connaître l’origine des produits. Je ne vais pas répéter ce que nous avons déjà tous entendu à ce sujet, mais il est incontestable que l’agriculture a été pernicieuse, apprenti sorcier, mais l’Encéphalopathie Spongiforme Bovine (ESB) ou la grippe aviaire auraient pu être évitées !
Jusqu’à ce que leur santé soit menacée, les consommateurs se moquaient bien de savoir si ce qu’ils mangeaient provenait de l’élevage intensif ou d’ailleurs. Les choses ont changé aujourd’hui. Ils sont plus exigeants. Le label  » Viande Française « , par exemple, a rencontré un vif succès. Cependant, peu d’entre nous sommes prêts à payer plus cher pour une meilleure qualité (ou le pouvons) et encore moins à en savoir plus sur les différentes étapes de la chaîne alimentaire !

VA : En pleine vague  » bio « , peut-on parler d’évolution des mentalités (chez les professionnels et le grand public) ou tout au moins d’une prise de conscience liée à la nécessité de respecter les animaux destinés à notre alimentation ?
Dr JPK : Comme je vous le disais, les consommateurs sont devenus méfiants. Les adeptes du bio sont plus nombreux, mais ils restent l’exception. Les produits bio coûtent plus cher et le budget d’une famille moyenne n’est pas élastique… Il faut toutefois préciser que le bien-être animal ne figure pas au cahier des charges du bio. Le bio garantit une agriculture biologique sans pesticides ni antibiotiques ou produits ajoutés. Il n’y a pas d’obligation d’espace plus grand pour les animaux.
Cela étant précisé, il est certain que le bio va dans le bon sens. Le bien-être animal découle en principe de conditions d’élevage respectueuses de la nature, donc de l’animal. La plupart des professionnels récompensés par l’OABA possèdent le label bio. Chaque année, nous remettons des prix à des éleveurs soucieux du bien-être animal.
Pour que tout le monde bénéficie d’une alimentation de meilleure qualité, il faut continuer à se battre pour que ce soit les conditions d’élevage en général qui évoluent vers un élevage plus naturel.

VA : L’OABA semble avoir choisi de rester discrète dans les médias. Envisagez-vous de communiquer davantage sur vos actions auprès du grand public ?
Dr JPK : Effectivement, nous préférons la discrétion au battage médiatique… Nous organisons une manifestation à la fin du mois de novembre. L’OABA et Monsieur Jean Rochefort, grand amateur de chevaux et défenseur de la cause animale, parrainent l’exposition du peintre animalier Franz Bodo. Nous avons été séduits par ses toiles réalistes, tellement vivantes. Nous avons également trouvé une réelle complémentarité entre cet artiste amoureux des animaux de la ferme et notre association de défense des animaux d’élevage. Cet événement, qui sera aussi l’occasion de faire découvrir notre association au public, sera ouverte à tous du vendredi 25 au lundi 29 novembre prochain à l’Espace Kiron, 10 rue de la Vacquerie, dans le XIème arrondissement de Paris.

VA : Pour clore cet entretien, j’aimerais savoir ce que vous inspire cette citation de Plutarque : « La bonté envers les animaux est un exercice préparatoire devant mener à l’amour de l’humanité » ?
Dr JPK : C’est une phrase magnifique. Elle exprime l’amour du vivant. Nous appartenons tous à la même famille, au  » miracle de la vie « . Je ne suis pas là inspiré par la foi chrétienne, mais par le souvenir d’un essai philosophique qui a profondément marqué ma jeunesse,  » Le hasard et la nécessité  » du regretté Jacques Monod(2).
De mon point de vue, aimer les humains et éprouver de la compassion pour les animaux procèdent de la même démarche. Il s’agit du respect de la vie sous toutes ses formes.  » Pourquoi existe-t-il autant d’associations protectrices des animaux ?  » me reproche-t-on parfois. Pour moi, tout est lié ; respecter l’animal, c’est aussi respecter l’Homme.

(1) En novembre 2003, Jean-Pierre Kieffer reçoit la médaille européenne de la protection animale alors qu’il assure la présidence d’Eurogroup. Pour la première fois, cette médaille était remise à un Français.
(2) Publié au Seuil en 1970, ce livre a connu un immense succès. Fondateur de la biologie moléculaire, biochimiste, Jacques Monod a reçu le Prix Nobel de physiologie et médecine en 1965 conjointement avec François Jacob et André Lwoff pour leur travail sur la régulation génétique de l’opéron lactose chez la bactérie Escherichia Coli.

Pour en savoir plus : http://www.oaba.fr