Rencontre avec un scientifique passionné et un citoyen engagé : Vincent Courtillot, géoscientifique , professeur à l’université Paris-Diderot
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- Les Di@logues Strategiques on 28 septembre 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé

Par Véronique Anger-de Friberg. Interview réalisée le 16 septembre 2010
Version Anglaise

La science, Vincent Courtillot est tombé dedans quand il était petit… Fils de deux ingénieurs physiciens, issus de la petite mais célèbre Ecole de Physique et Chimie, il croise très tôt le chemin de scientifiques que fréquentent ses parents et qui marqueront sa jeunesse : Langevin, Joliot, Perrin, pour ne citer que les plus célèbres. Regard d’un scientifique engagé sur la science et la place du scientifique dans la société.
           
Véronique Anger :   Comment résumeriez-vous votre parcours et les étapes marquantes de votre carrière ?
Vincent Courtillot : J’ai deux parents physiciens, j’ai donc baigné dans une culture scientifique et rationnelle même si ma mère, qui était aussi très littéraire, tenait à ce que mon éducation soit équilibrée. En classe de quatrième, je suis tombé amoureux du grec. J’ai étudié le grec ancien pendant sept ans et j’ai longtemps songé à devenir professeur. Cela n’a pas découragé mes parents qui m’ont fortement incité à faire de la science… J’ai donc suivi le cursus BAC Math Elem, classes préparatoires, concours aux grandes écoles puis j’ai intégré l’école des Mines. A la fin de mes études à l’école des Mines, il était un peu tard pour revenir au grec, et les sciences me plaisaient. L’école des Mines présentait l’originalité d’enseigner la géologie, et comme j’aimais la physique j’ai décidé d’étudier la géophysique, pensant ainsi augmenter mes chances d’intéresser les éventuels employeurs, qui recrutaient en priorité les élèves de l’Ecole Normale Supérieure et de Polytechnique classées devant l’école des Mines dans l’inconscient collectif. J’ai ensuite rejoint l’université de Stanford où j’ai passé un master de géophysique. J’ai connu, à cette époque, un milieu en pleine turbulence. C’était la découverte de la dérive des continents version moderne… la tectonique des plaques ! Ce département de Stanford comptait quelques-uns des grands noms de cette révolution intellectuelle, qui m’accueillaient à l’Américaine avec chaleur et modestie. Pour moi, des géants qui acceptaient de discuter sur un pied d’égalité apparent. Voilà comment, à 24 ans, je suis tombé amoureux d’une discipline que j’avais choisie par raison.
Après une année aux Etats-Unis, je rentre faire mon service militaire en France. J’ai la chance d’intégrer ce qui s’appelait alors la Direction de la recherche et des moyens d’essais (les scientifiques du contingent en quelque sorte). Ayant le choix de mon affectation, et à cause d’une publication sur le magnétisme et la dérive des continents d’un chercheur nommé Jean-Louis Le Mouël, je choisis son laboratoire. J’ai fait ma thèse sous sa direction, puis ma carrière à l’Institut Physique du Globe (IPG) dont il a été directeur avant moi. Si j’ai pris mon autonomie (j’ai créé un laboratoire de paléomagnétisme en 1980) et ai cessé de travailler directement avec mon ancien professeur devenu un ami proche, j’ai repris depuis cinq ans une active et fructueuse collaboration avec lui sur certains sujets de recherche.
Après mon service militaire, j’avais la possibilité de retourner aux Etats-Unis pour entreprendre une thèse sous la direction d’Allan Cox, l’un des grands noms du paléomagnétisme, ou bien d’accepter l’offre de Jean-Louis Le Mouël et de faire sous sa direction une thèse en géomagnétisme. Aimant la physique et les maths, j’ai opté pour cette dernière. Je craignais de ne plus pouvoir revenir au géomagnétisme, plus mathématique, si je m’engageais tout de suite dans le paléomagnétisme, plus géologique et expérimental. Après cette thèse passionnante, je découvrais que l’IPG ne possédait plus de laboratoire de paléomagnétisme et j’ai donc proposé d’en créer un avec un collègue, Jean-Pierre Pozzi. Il faut savoir que l’IPG est l’un des seuls instituts au monde où les géomagnéticiens (qui travaillent en général dans les départements de physique) se retrouvent dans la même équipe que les paléomagnéticiens (qui, eux, partagent généralement leur bureau avec les géologues).
VA : Dans votre livre, Nouveau voyage au centre de la Terre (éd. Odile Jacob), vous encouragez : « L’interdisciplinarité, terme un peu galvaudé et pourtant indispensable ». Peut-on être scientifique aujourd’hui sans faire de la recherche pluridisciplinaire ?
VC : Si certains chercheurs préfèrent s’en tenir à un sujet qu’ils approfondiront tout au long de leur vie, moi je m’intéresse à beaucoup de domaines. J’aime beaucoup, tout en creusant certains sujets, passer de l’un à l’autre et observer les interdépendances. Mais je suis conscient, étant plus porté par goût à l’interdisciplinarité, d’être beaucoup moins « pointu » que certains collègues dont j’ai besoin. Il est très difficile de faire les deux, mais on a besoin des deux. Le travail en équipe étant essentiel, il faut à la fois des spécialistes très pointus et des personnes qui feront la connexion entre les disciplines.
VA : Mais comment dérive-t-on de sa spécialité vers une autre discipline ?
VC : Il y a le hasard et la plurisdisciplinarité. A mon avis, le hasard joue un rôle énorme dans la découverte scientifique, dans les deux types de profils que je viens de décrire. Dans mon cas – même si ce n’est pas forcément une règle générale- le « semi » hasard est souvent intervenu. Ainsi, confronté à un problème dans une discipline que je pensais dominer, je découvrais que certaines questions trouveraient une réponse dans un domaine que je ne dominais pas. Par exemple, dans les travaux sur les sauts de variation séculaire (« jerks » pour les Anglo-saxons, ou sauts dans le champ magnétique), l’un des premiers travaux importants que j’ai menés avec Jean-Louis Le Mouël, je me sentais à l’aise dans l’observation magnétique et dans la façon d’isoler cet effet et de montrer son existence. En revanche, le comprendre, l’interpréter, nécessitait de connaître la magnéto-hydrodynamique, c’est-à-dire de maîtriser les équations complexes et non linéaires de la physique du noyau dont je n’étais pas spécialiste.
Autre exemple, dans les années 1980, je participe avec Claude Allègre et Paul Tapponnier à une série d’expéditions au Tibet pour essayer de comprendre un problème majeur de la dérive des continents « façon moderne » : la collision entre l’Inde et l’Asie. Avec mes deux premiers étudiants en thèse, José Achache et Jean Besse, j’essaie de chiffrer la façon dont l’Inde s’est rapprochée de l’Asie pour former la chaîne himalayenne et le plateau du Tibet. Il était donc nécessaire de savoir, à chaque instant géologique, où se trouvait chaque continent pour évaluer à quelle vitesse ils se sont rapprochés. Nous avons commencé par le Tibet, mesuré des cailloux, déterminé par quelles latitudes était passé le Tibet actuel (qui n’était pas encore le Tibet élevé) depuis 100 millions d’années. Pour comprendre combien de croûte terrestre avait été absorbée pour former l’Himalaya et le Tibet, il fallait étudier aussi l’autre côté, c’est-à-dire l’Inde. Alors que nous pensions qu’une énorme série de lave s’était écoulée pendant des dizaines de millions d’années et nous permettrait de reconstituer le fil de la montée de l’Inde vers le Nord, nous nous sommes finalement aperçus que très peu de temps s’était écoulé. Nous avons donc essayé de comprendre pourquoi, ce qui obligeait le magnéticien que j’étais à discuter avec les géochimistes spécialistes de la datation. Je me suis rapidement associé à eux (j’ai d’ailleurs aidé mon ami Pierre-Yves Gillot, grand spécialiste de géochronologie, à trouver les moyens pour créer un laboratoire de datations isotopiques à l’université d’Orsay, dont j’ai été un temps le co-directeur) et nous nous sommes aperçus que la date obtenue correspondait à la date de la disparition des dinosaures. Nous nous sommes alors retrouvés confrontés au problème de l’extinction des espèces qui, cette fois, nécessitait d’interroger des paléontologues, des biologistes et des climatologues, pour parvenir à comprendre comment le volcanisme avait pu altérer le climat, et comment le climat avait pu compliquer la vie des dinosaures…
Dernier exemple : alors que je revenais à mes premières amours, la variation du champ magnétique récent, je me suis rendu compte, qu’en tant que spécialiste de l’intérieur de la Terre, j’étais gêné par un signal magnétique qui venait de l’extérieur. Avec Jean-Louis Le Mouël, nous avons montré que ce signal corrélait bien avec certaines variations de l’activité du soleil -ce qui n’avait rien de surprenant- et qu’il corrélait aussi avec la température moyenne de la basse atmosphère et cela était plus étonnant pour nous. C’est ainsi que j’ai commencé à mettre le nez dans la climatologie dont je n’étais absolument pas spécialiste.
Voilà trois exemples de chemins guidés par un questionnement et, dans certains cas, par le hasard. Comme cela se passe souvent, on trouve quelque chose d’inattendu qui nous dirige sur une autre piste.
VA : Comment conciliez-vous votre travail de chercheur sur le terrain et de directeur de l’Institut Physique du Globe de Paris ?
VC : C’est une question importante. Je suis passionné par les aspects de recherche et, en même temps, j’ai toujours été conscient de la chance qu’il y a, dans le système français, à être payé pour faire quelque chose d’aussi merveilleux… Je considère aussi que, lorsqu’on vous propose d’entreprendre une tâche d’intérêt commun, il est très difficile de refuser, ce qui n’empêche pas de poser des conditions, notamment de ne pas occuper ces fonctions importantes et lourdes administrativement au-delà de 4 ans. J’ai toujours à peu près respecté cette règle. Ensuite, cette tâche me contraignant à arrêter un certain nombre de mes activités d’enseignant et de chercheur, j’ai toujours veillé à protéger mes activités de recherche en étant libre de poursuivre ma recherche deux jours par semaine, le vendredi et le samedi. Un compromis qui m’a permis de ne pas « décrocher ». Je suis directeur de l’IPG, cette maison exceptionnelle que j’adore, depuis 6 ans et je trouve mon métier passionnant. Mais je considère qu’il est temps de passer la main à une personne plus jeune, qui aura à son tour d’autres idées. A 62 ans, j’ai la chance -en tant qu’académicien- de pouvoir continuer comme « émérite ». Je n’envisage pas la retraite pour l’instant et j’aimerais consacrer les dernières années de ma carrière à la recherche.
VA : L’Institut Physique du Globe est aussi une université ?
VC : L’IPG est une « graduate university » qui  propose uniquement des masters et des doctorats. Nous sommes des « petits riches », c’est-à-dire : plus petits mais mieux financés que la moyenne des universités. Pour résumer, l’IPG est investi de trois missions, dont deux sont communes à toutes les universités : la recherche et la formation. La troisième mission, qui représente un tiers de l’activité de l’institut, est l’observation. L’IPG a l’obligation, par statut, de surveiller les phénomènes naturels. Il est responsable de la surveillance des trois volcans actifs du territoire français (la montagne Pelée à la Martinique, la Soufrière à la Guadeloupe et le Piton de la Fournaise à la Réunion) et d’un réseau sismologique global (Terre entière) qui permet de caractériser les grands tremblements de terre et contribue à modéliser les tsunamis qu’ils génèrent parfois). Il est aussi responsable d’un réseau mondial d’observatoires magnétiques. C’est une activité de plus en plus importante, en particulier avec ce qu’on appelle le « space weather» (la météo spatiale). En effet, il devient de plus en plus important de comprendre ce qui se passe en temps réel et, dans la mesure du possible, de prévoir les pannes de satellite liées aux perturbations magnétiques d’origine solaire (car elles coûtent très cher).
Faire fonctionner en permanence, au meilleur niveau et sur le long terme, ces trois réseaux d’observatoires rentre dans nos missions. Nous y avons du personnel, des équipements, des étudiants et des liens permanents entre la métropole et les départements d’outre-mer pour effectuer cette surveillance de routine. Une surveillance qui n’a de sens que si elle est au meilleur niveau. Et elle ne peut l’être que si elle est liée à la recherche. C’est pourquoi, afin de nourrir constamment la recherche de la vérité du terrain, sont liées : formation doctorale, recherche et observation de routine. Un « aller-retour » incessant et très riche (entre la théorie, l’observation, le terrain, la réflexion et la modélisation) qui est fondamental.
VA : En tant que scientifique, chercheur et patron de l’IPG, quelle est votre vision de la crise de la science en France ?
VC : En plus d’une trentaine d’années, il me semble qu’il y a eu un alourdissement de la bureaucratie et une baisse de la chance d’obtenir des crédits. Le niveau des salaires de recrutement des chercheurs est aussi un vrai problème car il détourne beaucoup d’esprits brillants d’une carrière scientifique. En Europe, le niveau de culture, de connaissances, les systèmes d’éducation,… devraient pourtant représenter de réelles opportunités de carrière pour les jeunes.
Autre exemple, je me situe politiquement à gauche et j’ai, pendant huit ans, servi des gouvernements à majorité socialiste. J’ai pensé que ce que proposaient ces gouvernements dans l’enseignement supérieur et la recherche était intéressant, et je pense qu’on a bien travaillé. Je regrette la coupure entre universités et grandes écoles, entre recherche fondamentale et recherche appliquée, entre monde académique et monde industriel,… qui fait qu’un ingénieur de grande école de niveau Bac + 5 sera plus volontiers recruté (et à salaire plus élevé) qu’un docteur de niveau Bac + 8 qui aura pourtant trois ans d’expérience de plus et saura ce qu’est l’innovation dont on a tant besoin. La plupart de nos dirigeants d’entreprise n’ont pas soutenu de thèse et ne sont pas docteurs ; ils ne connaissent pas l’université et par conséquent s’en méfient. Certains grands organismes de recherche veulent diriger la recherche à la place des universités. Le CEA ou le CNRS ne se contentent pas, à l’image de ce qui se passe dans d’autres pays, d’être des agences de financement de la recherche mais sont, en même temps, des pilotes, des décideurs qui allouent de leur propre décision des personnels et des moyens (au demeurant très importants pour nos laboratoires),… Ce sont des partenaires essentiels, mais ils ont eu dans le passé récent tendance à trop intervenir. Un rééquilibrage des forces est nécessaire ; c’est pour cette raison que je soutiens un meilleur accès à l’autonomie des universités.
Il y a quelques années, j’avais signé une libre opinion dans Le Monde, intitulée « Pour la confiance », dans laquelle je dénonçais la culture de la méfiance et du contrôle tatillon a priori. Je crois qu’il faut faire confiance et remplacer le jugement a priori par une évaluation de qualité a posteriori. Il faut donner des moyens tout en instaurant une vraie culture de l’évaluation. Dans mes postes de direction de la Recherche, j’ai été l’un des artisans de l’instauration d’une politique nationale d’évaluation au sein des universités. Il faut instaurer une vraie culture de la confiance et se diriger vers un système plus proche du système anglo-saxon, tout en étant adapté au système et à la culture français, et mettre les universités au cœur du dispositif de l’enseignement supérieur et de la recherche. Aux organismes de recherche et aux nouvelles agences de les accompagner avec des appels d’offres (Agence Nationale de la Recherche) et des évaluations extérieures (Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur). L’université ne se pilote pas de l’extérieur et, par conséquent, tout ce qui apporte de l’autonomie aux universités nous met sur la bonne voie.
VA : Vous vous définissez vous-même comme « un géoscientifique qui essaie de démêler le vrai du faux », un « démêleur ». S’approcher au plus près de la vérité, n’est-ce pas, en principe, la vocation de tout scientifique ? Quels sont, selon vous, le rôle et la place du scientifique dans la société ?
VC : Dans le cas particulier de la recherche sur le climat, je me suis retrouvé au cœur d’un débat où non seulement les scientifiques intervenaient, mais également les politiques, les journalistes, toute la société. Cela a complètement changé la dimension du débat et ma vision de la place du scientifique dans la société. Ma positon d’origine était que le scientifique faisait de la science parce que ça le passionnait… J’ai été éduqué dans la culture -aujourd’hui un peu dépassée- du progrès, des rationalistes des années 1930. Aujourd’hui, je ne pense plus que le progrès soit garanti par les évolutions scientifiques, mais je reste persuadé que les évolutions scientifiques sont essentielles, et passionnantes. Chaque génération en tire ensuite des applications qui peuvent aller dans le sens du bien ou du mal et le citoyen est amené à se poser des problèmes moraux et éthiques. Mais il est essentiel de bien distinguer ce qui est du domaine de la science et ce qui est du domaine de l’éthique.  Pour moi, scientifique passionné, la science est un élément essentiel du progrès de la société. Nos pays, européens en particulier, n’ont que des ressources naturelles limitées ; leurs vraies ressources sont la richesse de leurs cultures, l’éducation et le fait de savoir former de jeunes cerveaux brillants qui lanceront des idées et des produits innovants, et rendront nos pays compétitifs en créant de la richesse et de l’emploi pour les jeunes Européens. Comme beaucoup de scientifiques de ma génération, il m’a aussi semblé normal de donner un peu de mon temps à la société qui me garantissait d’exercer toute ma vie un métier qui me passionne. Un scientifique -et de façon générale un universitaire- a devant lui plusieurs métiers : l’enseignement, la recherche, ces deux métiers auxquels tout le monde pense, mais aussi l’administration, l’innovation, la vulgarisation, l’industrialisation et la commercialisation d’un produit qu’il a inventé,… Dix métiers différents potentiels ! On doit pouvoir passer de l’un à l’autre tout au long de sa vie.
Le scientifique ne peut qu’être engagé dans les débats de la société. Il a aussi l’obligation de conseiller la société et les pouvoirs politiques démocratiques du pays dans lequel il réside. Etre directeur d’une structure (qu’il s’agisse d’un laboratoire, d’une université, d’une administration de ministère,…) est compatible avec l’engagement politique à condition bien sûr que cet engagement reste profondément ancré dans les aspects sciences, techniques et enseignement supérieur. J’ai connu, la plupart du temps, des débats entre scientifiques, assez techniques, vifs mais courtois. Savoir que les champs magnétiques ont accéléré ou que les dinosaures ont disparu intéresse les spécialistes ou un public curieux, mais cela a peu de conséquences sur la société.
Pour la première fois, avec le débat sur le climat, le sujet intéressait tout le monde, et non seulement nos collègues mais toutes les catégories (journalistes, hommes politiques, grand public,…) pensaient savoir. Ca a tout changé. La notion de « démêleur » est apparue lorsque j’ai expliqué, de façon simplificatrice dans une émission de télévision, que le scientifique devait essayer de répondre à une question en disant si cela était vrai ou faux alors que le citoyen se demande si c’est bien ou mal, bon ou mauvais. A mon sens, le danger, avec les débats actuels, est de confondre les questions : « Est-ce bon ou est-ce mauvais », « Est-ce bien ou est-ce mal ? » avec la question : « Est-ce vrai ou est-ce faux ? ». Quand on parle du réchauffement climatique, on peut dire si c’est vrai ou si c’est faux (et encore souvent avec une large incertitude) mais cette réponse est hélas immédiatement traduite par : « C’est bon ou c’est mauvais », « C’est bien ou c’est mal ! ». Cette erreur me paraît fondamentale, et c’est cela que je souhaitais démêler et séparer. Je peux dire ce que j’ai compris des causes ou de la réalité du réchauffement climatique en tant scientifique, mais le fait de savoir si le réchauffement climatique -et ce qui y conduit- est bien ou mal est un problème de citoyen. Si je dis ne pas croire à la doxa majoritaire en termes de science, beaucoup de personnes en déduiront immédiatement que je suis soit bon, soit mauvais… et ce mélange morale/science est très dangereux si on ne le démêle pas.
VA : A propos du principe de précaution, selon vous, les scientifiques servent-ils d’alibi aux politiques qui craignent de prendre des décisions impopulaires ou à risques ?
VC : La notion de précaution est importante. En revanche, il n’y a pas de « principe » de précaution. Le mot principe a un sens fort pour un scientifique, en particulier pour un physicien. Dans la mesure où la précaution n’est en rien un principe dicté par des lois vérifiables ainsi qu’on établirait des principes en physique, ce terme me semble abusif. L’introduire dans la Constitution comme la France l’a fait est une aberration dans la mesure où le juge n’a aucun moyen de le vérifier. Comment prouver que quelqu’un a enfreint le principe de précaution ? Comment l’établir et le mesurer ? Cela revient à ouvrir une boîte de Pandore !
Il est évident que les ressources en pétrole, en gaz et en charbon finiront un jour par être épuisées, et faire preuve de précaution en diminuant raisonnablement sa consommation est une nécessité. Elle n’a pas pour autant besoin d’être liée à un principe de précaution juridique. Enfin, derrière le principe de précaution, se trouve la notion de risque qui est une notion probabiliste. Il n’y a jamais de probabilité zéro, et il est possible de démontrer mathématiquement qu’il est infiniment difficile et coûteux d’essayer d’atteindre le risque zéro. En dehors du fait que l’humanité a évolué et s’est adaptée à une série de risques, si le risque zéro avait été appliqué tout le temps, aucune découverte significative n’aurait été possible et nous en serions encore à l’âge des hommes des cavernes…
Ces notions de risque zéro et de principe de précaution sont les signes d’une civilisation, d’une culture, d’une population, vieillissantes qui ouvrent le parapluie à tout instant. Ce n’est certainement pas le signe d’une population jeune et dynamique. Alors, oui à la précaution ; non au principe de précaution et au risque zéro vus de façon dogmatique comme une nouvelle religion qui, à mes yeux, nous conduit à la régression économique, à la stagnation intellectuelle et à la perte de beaucoup de ce qui fait le sel de nos vies.
VA : Vous défendez l’idée selon laquelle le volcanisme, plutôt que la météorite, serait responsable de l’extinction des dinosaures et que chaque extinction des espèces serait associée à une éruption volcanique. Cette théorie est-elle aujourd’hui acceptée par vos pairs comme la théorie dominante ?
VC : En Europe, la théorie du volcanisme est acceptée comme une thèse alternative, et même comme la thèse dominante. Je rappelle que je ne nie pas la chute de l’astéroïde ; je dis que, la plupart du temps, les extinctions d’espèces sont dues principalement au volcanisme. Cette explication est majoritairement acceptée depuis plusieurs années en Europe et, plus récemment, fait son chemin aux Etats-Unis. En octobre 2009, j’étais invité à faire une conférence d’ouverture sur le sujet au congrès annuel de la Geological Society of America en Oregon. C’est la première fois qu’une grande association géologique américaine osait m’inviter en donnant évidemment le signal que certains pensent que la théorie que je défendais pouvait être juste…
Si vous m’aviez interrogé il y a un peu plus de six mois, je vous aurais répondu que je pensais que l’hypothèse du volcan était majoritairement acceptée, mais un événement nouveau s’est produit il y a quelques mois. Le très célèbre magazine Science a publié un article co-signé par une quarantaine d’auteurs affirmant, avec un degré de certitude extraordinaire, que seul l’astéroïde était responsable de la fin des dinosaures et que la théorie des Alvarez était démontrée ! Je ne comprends pas comment un tel article, comptant tant d’omissions graves, a pu être accepté ! Instantanément, plusieurs journalistes américains et français ont écrit que la thèse de l’astéroïde était démontrée, sans le moindre esprit critique et sans chercher à interroger les laboratoires qui pensaient autrement. Cet article a déclenché une vague de contestations et Science a dû publier trois commentaires critiques différents réfutant la plupart des arguments de cet article.
Si apparemment la controverse n’est pas terminée, dans beaucoup de milieux géologiques il est reconnu maintenant que la plupart des extinctions en masse sont associées à un épisode de volcanisme majeur. Il est vrai que la limite Crétacé-Tertiaire a connu à la fois un épisode de volcanisme et la chute d’un astéroïde, et je ne nie pas que les deux se sont produits en même temps. Il reste à définir la part respective de chacun. Pour toutes les autres extinctions, il n’existe aucune preuve définitive d’un impact d’astéroïde. La cause générale des extinctions en masse est donc le volcanisme gigantesque des traps, comme je l’explique dans Nouveau voyage au centre de la Terre. Mes arguments complémentaires sont, d’une part, la découverte d’impacts importants qui ne sont liés à aucune extinction et, d’autre part, des résultats nouveaux obtenus dans notre laboratoire. Nous avons imaginé une façon nouvelle d’estimer les durées des épanchements volcaniques anciens et nous avons ainsi montré que, dans le cas de l’Inde, des coulées gigantesques, 1.000 fois plus volumineuses que la plus grande coulée survenue depuis 1.000 ans sur la surface de la Terre, avaient pu s’épancher en seulement 10 ans ! Alors qu’on pensait que le volcanisme s’était étalé de façon assez uniforme sur un million d’années, nous avons compris qu’il était en fait constitué de « pulses » extrêmement irréguliers et dont certains sont à la fois très brefs et gigantesques. Par ailleurs, en calculant les quantités de gaz carbonique et de gaz sulfureux injectées dans l’atmosphère, nous nous sommes aperçus que les conséquences de l’impact sur l’atmosphère devaient être semblables à celles d’une très grande coulée. Mais des coulées, il y en a des dizaines ! Comme je l’explique dans mon dernier livre, la séquence des éruptions doit en plus avoir une certaine signature temporelle pour entraîner la catatrophe difficile à imaginer qu’est une extinction massive des espèces vivant sur Terre. Donc, au cours des dernières années, nous sommes arrivés à l’idée que de grandes catastrophes géologiques peuvent se produire à des échelles de temps qui seraient catastrophiques même à l’échelle de la vie humaine.
VA : Avec Jean-Louis Le Mouël et vos deux collègues russes, Elena Blanter et Mikhail Shnirman, vous avez publié en mars dernier, dans Geophysical Research Letters, un article expliquant que  les cycles des taches solaires moduleraient la vitesse de rotation de notre planète, ce qui confirmerait le lien probable direct ou indirect entre l’activité solaire et le climat de la planète. Comment est-il possible que les rayons cosmiques aient une influence sur la vitesse de rotation de la Terre ?
VC : Effectivement, dans ce dernier article scientifique(1) publié sous la direction de Jean-Louis Le Mouël (qui est le principal animateur de notre programme de recherches sur le climat), nous revenons en quelque sorte à notre métier de géophysicien. Nous avons analysé la vitesse de rotation de la Terre ou – ce qui revient au même – la longueur du jour. Nous avons étudié l’évolution de l’amplitude de la variation semi-annuelle de cette durée du jour (en termes techniques l’amplitude de la raie spectrale de six mois) sur 40 ans. Cette amplitude suit de 1960 à 2000 quatre cycles solaires (les fameux cycles dont la période est environ de onze ans et que permettent de suivre les taches solaires, et ce depuis Galilée). Les changements de la vitesse de rotation de la Terre solide reflètent en fait les changements du moment angulaire de l’atmosphère (la mécanique nous dit en effet que le moment angulaire d’un corps isolé doit rester constant : la somme du moment de l’atmosphère et de celui de la Terre solide doit donc rester constante).
En d’autres termes, et en simplifiant un peu, la vitesse moyenne globale des vents zonaux, qui suivent les parallèles de latitude géographique, est modulée par ces cycles solaires. Et cette variation n’est pas petite puisqu’elle atteint 30% de la valeur de la variation de 6 mois de période. Encore plus précisément, ce sont les rayons cosmiques, dont le flux est modulé par l’activité du soleil, qui corrèlent bien (« en phase ») avec les variations de la composante semi-annuelle de la rotation de la Terre. Bien que le mécanisme soit loin d’être compris, certains auteurs ont proposé que les rayons cosmiques ou les courants électriques de la haute atmosphère pouvaient modifier la microphysique des nuages et donc la quantité d’énergie solaire qu’ils reflètent vers l’espace. On peut donc imaginer une modulation des variations du climat liée à la façon dont l’activité solaire influence la couverture nuageuse. L’observation que nous avons pu faire est très suggestive, mais la chaîne causale suggérée n’est pas démontrée et il reste du pain sur la planche : le débat reste ouvert !
(1) Résumé de l’article publié dans GRL : « Nous étudions l’évolution de l’amplitude A de la variation semi-annuelle de la durée du jour (length-of-day, LOD) de 1962 à 2009. Nous montrons que A est fortement modulé par le cycle de 11 ans caractérisé par le Nombre de Taches Solaires (Sunspot Number) WN. A et WN sont anticorrélés, WN précédant A d’une année. A est donc directement corrélé avec l’intensité du rayonnement cosmique galactique. L’essentiel de la variation semi-annuelle du LOD est dû à la variation des vents moyens latitudinaux. Nous en concluons que les variations de ces vents sont modulées par les cycles d’activité solaire via les variations d’irradiance, du vent solaire ou de l’intensité du rayonnement cosmique. ».

Crédit photos : portrait et photo de couverture, éditions Odile Jacob. Vincent Courtillot debout : Jock Robey, extrait du livre de Vincent Courtillot, Nouveau voyage au centre de la terre (Odile Jacob). Légende : « Vincent Courtillot, un pied sur des sédiments glaciaires vieux de 300 millions d’années, l’autre sur le socle ancien vieux de 2.600 millions d’années ».                                                                                      
Vincent Courtillot, en résumé…
Géophysicien, spécialiste du paléomagnétisme, membre de l’académie des Sciences depuis 2003 dans la section sciences de l’Univers, Vincent Courtillot est diplômé de l’école des Mines, docteur ès sciences, diplômé de l’université de Stanford (Californie), professeur de géophysique à l’université Denis-Diderot à Paris.
Il a enseigné à l’université de Stanford, Santa Barbara et au California Institute of Technology (Caltech) et a été directeur de la Recherche et des études doctorales au ministère de l’Éducation nationale, conseiller spécial du ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie (1997-1998), puis directeur de la Recherche (1998-2001). Il a présidé, de 2002 à 2009, le Conseil scientifique de la Ville de Paris.
Scientifique de renommée internationale, il a publié plus de 200 articles dans de grandes revues scientifiques internationales sur le géomagnétisme (découverte des sauts de variation séculaire ou « jerks »), le paléomagnétisme (collision de l’Inde et de l’Asie, formation du Tibet), la tectonique des plaques au Tibet et en Afar (propagation des déchirures continentales), les points chauds et leurs conséquences en termes de dérive des continents et d’extinction en masse des espèces biologiques.
Il est par ailleurs l’auteur, avec Jean-Louis Le Mouël, d’une demi-douzaine de publications scientifiques sur le climat passées par le filtre standard des publications scientifiques (cf. : Publications les plus représentatives sur le site de l’Académie des Sciences).
Des travaux récents de son équipe démontrent l’ampleur des éruptions dans les traps du Deccan il y a 65 millions d’années (crise Crétacé-Tertiaire, avec notamment l’extinction des dinosaures : des coulées de lave de près de 10.000 km3 ont pu se mettre en place en quelques décennies, polluant l’atmosphère avec des vapeurs de gaz sulfureux).
Il a publié plusieurs ouvrages de vulgarisation, dont les plus récents sont : Nouveau voyage au centre de la Terre (Odile Jacob, 2009) et La vie en catastrophes : du hasard dans l’évolution des espèces (Fayard, 1995).
Pour aller plus loin :
- Biographie de Vincent Courtillot (par l’Académie des Sciences) : http://www.academie-sciences.fr/academie/membre/CourtillotV_bio040411.pdf
-     Solar forcing of the semi-annual variation of length-of-day. Geophysical Research Letters (GRL, 2010). Jean-Louis Le Mouël, Elena Blanter, Mikhail Shnirman, Vincent Courtillot.
-     Vincent Courtillot, Jean-Louis Le Mouël et deux collègues Russes découvrent que les cycles des taches solaires modulent la vitesse de rotation de notre planète publication scientifique dans GRL :  Des liens possibles entre l’activité solaire et le climat ? Lire aussi l’article de News of Tomorrow (mars 2010. Source originale : Pensée unique).
-     Vidéo de présentation du livre Nouveau voyage au centre de la terre (Odile Jacob, 2009). Voir aussi la fiche du livre sur le site des éditions Odile Jacob. Le livre
-     L’esprit d’aventure et le principe de précaution en sciences et en arts I : Consensus, risque et vérité… l’exemple des évolutions climatiques récentes – Vincent Courtillot. Dans la dernière partie de cet exposé, Vincent Courtillot explique ses travaux publiés en mars dernier dans GRL. (Colloque international du 15 au 18 septembre 2010. Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-arts de Belgique)
-     Sur le réchauffement climatique. Exposé de Vincent Courtillot (Journées scientifiques de l’université de Nantes de septembre 2009)
-     Le volcanisme ou la cause des extinctions de masse. Interview de Vincent Courtillot par France Culture (5 août 2006)
-     Les éruptions volcaniques et les évolutions des espèces. Interview de Vincent Courtillot par Canal Académie (mars 2006)
-     Le GIEC n’est pas le garant de la vérité scientifique (Le Figaro du 2 avril 2010. Marc Mennessier)
-     Réchauffement : Quand le soleil s’en mêle (Le Figaro du 3 avril 2010. Marc Mennessier).