Véronique Anger : Vous êtes expert en technologies de travail collaboratif. Qu’est-ce que cela signifie en langage vulgarisé ?
« Nous sommes convaincus que le vrai changement exige une approche globale. Cette affirmation peut sembler banale car ce discours, repris en choeur par de nombreuses entreprises, est finalement peu appliqué. Cette globalité dans l’action est notre lot quotidien ». Ces propos sont de Serge K. Levan*, président et fondateur de MAIN CONSULTANTS, cabinet de conseil en management et technologies de travail collaboratif.
Serge K. Levan : Les technologies de travail collaboratif (et pas seulement « coopératif » comme on entend parfois) regroupent toutes les technologies visant à faciliter le travail en groupe, qu’il soit de proximité ou à distance, en améliorant la coopération (essentiellement fondée sur le partage et la co-action) et la coordination (ou l’interaction synchronisée) autrement dit la communication dans l’action.
Il existe, en effet, toute une gamme d’outils (ou plates-formes) permettant à des personnes éloignées géographiquement, mais interconnectées via des ordinateurs en réseaux, de travailler ensemble à travers une grande variété de situations de travail et de communication. Au-delà du traditionnel courrier électronique (messagerie) ces plates-formes offrent toute une palette de moyens : discussion électronique en ligne (« chats ») ou asynchrone, décision en groupe à distance (vote), suivi (de tâches, de dossiers, de produits, de personnes,…), bibliothèques électroniques associées à des moteurs de recherche, kiosques en ligne,…
Réduire ces espaces virtuels (ou cyberespaces) collaboratifs à leur seule dimension technologique est une erreur. De même qu’un bâtiment est un lieu de vie sociale, une plate-forme de travail collaboratif est un espace socialisé, un lieu d’échanges et d’interactions, parfois conflictuels, fonctionnant comme les communautés virtuelles du Net, mais auxquelles ont été ajoutés, voire imposés, des processus de travail plus ou moins structurés.
Ces mondes virtuels, reflets du monde réel, utilisent leurs propres codes (plus ou moins bien intégrés selon les individus et leur expérience) et pouvant donner matière à des interprétations radicalement différentes, voire des contresens parfois nuisibles au fonctionnement serein de la communauté de travail. Ce qui n’est pas si simple dans la vie réelle (le management d’équipes, par exemple) l’est encore moins dans le virtuel, et cette dualité entre monde réel et cyberespace est encore difficile à vivre dans l’entreprise d’aujourd’hui.
VA : Dans vos ouvrages et vos articles, vous insistez beaucoup sur la dimension humaine de ce type de projets. Pensez-vous que les entreprises négligent encore trop souvent le facteur humain ?
SKL : Oui, il est quand même plus facile de se focaliser sur la technologie, car celle-ci reste plus « maîtrisable » que la « chose humaine ». Trop souvent, les entreprises dissocient problèmes techniques et humains.
D’un côté, des informaticiens -avec une logique technique souvent décalée des réalités humaines et organisationnelles- vont déployer des outils. De l’autre, des spécialistes en management -avec une culture technologique assez rudimentaire- vont essayer de trouver des solutions à des problématiques managériales qui intègrent mal ou trop superficiellement les réalités technologiques. Les entreprises doivent alors « faire la couture » entre deux mondes, celui des incantations managériales et celui des promesses technologiques, généralement sans y parvenir.
Par ailleurs, les managers sont eux-mêmes peu préparés aux changements actuels induits par les technologies de l’information et de la communication. La plupart des dirigeants, comme les directeurs de SI ou DRH, comme les spécialistes CRM, SCM ou plus globalement « c-business »(1), que nous rencontrons, découvrent les nouvelles formes de travail collaboratif en monde virtuel en même temps que leurs collaborateurs. Ceci est tout à fait normal, ce qui explique qu’il leur est difficile d’accompagner dans la pratique ces changements en profondeur.
Pour transformer la résistance naturelle au changement, il leur faudra prouver à leurs équipes qu’elles ont plus à gagner qu’à perdre en adoptant ces nouvelles façons de travailler qui, pour l’essentiel restent à inventer. Une fois dépassé le choc du changement, une remise en question est nécessaire pour franchir le cap et, ainsi, donner un sens nouveau à ce futur qui se dessine dans l’action. Je pense que le véritable enjeu du changement consiste à redonner du sens à ce qu’on fait, comment on le fait et dans quel contexte on le fait, pour soi comme pour les autres.
VA : En quoi consiste la Méthode MAIN® ? Et quelles sont les caractéristiques de votre approche par rapport à la concurrence ?
SKL : La « Méthode MAIN® » a été fabriquée depuis 1992 pour réaliser la « couture » entre les aspects humains, organisationnels et technologiques qu’on vient d’évoquer. Il s’agit d’un référentiel de méthodes, de techniques et d’outils qui ont pour but de réussir les changements induits par l’introduction et le développement des technologies de travail collaboratif au sein des organisations. Le coeur de la méthode est la démarche que nous avons mise au point pour définir les « Logiques & Règles d’Usage » des outils de travail collaboratif, en fonction des situations de travail et de communication. Cette méthode repose sur l’intégration permanente des dimensions humaines, organisationnelles et technologiques du changement : performance des processus métier, construction d’équipes, et utilisation avancée des outils de travail collaboratif.
Cette méthode est fondée sur une définition simple : tout ce qui se passe dans l’entreprise est appelé « travail » et modélisé. Ainsi, de la même façon que l’architecte sait représenter le monde réel actuel ou à venir avec des maquettes, nous modélisons les processus de travail en précisant les activités et les rôles de tous les « acteurs » impliqués. Ces acteurs (personnes assurant des rôles) portent les compétences requises pour réaliser correctement une activité. Ces compétences reposent sur différents éléments, notamment sur une ressource immatérielle qui fait actuellement l’objet d’une attention accrue : la connaissance plus ou moins partagée des individus et des collectifs de travail. On est dans le domaine du knowledge management.
L’acteur investi d’un rôle précis sera autorisé à accéder à certaines connaissances. Cette connaissance ne suffit pas en soi. Au mieux, elle peut donner des « capacités à faire » qui seront mobilisées dans les processus d’action de l’entreprise. C’est seulement dans l’action que ces capacités se transformeront en compétences effectives.
Les instruments de modélisation que nous avons créés dans le cadre de la Méthode MAIN® sont reliés à des bases de données qui enregistrent toutes les caractéristiques des situations de travail et de communication dans les processus métier. Ce dispositif, susceptible d’être publié sur n’importe quel intranet, permet, en fonction de chaque situation de travail et de communication, de recommander aux acteurs quelles logiques et quelles règles d’usage des outils de travail collaboratif adopter pour accroître leur efficacité… et leur confort de travail.
VA : MAIN CONSULTANTS fêtera ses dix ans d’existence en octobre prochain. Quel bilan dressez-vous de ces années ? Et quelles sont les grandes évolutions qui ont marqué votre cabinet ?
SKL : Nous entamons notre dixième année d’existence, ce qui, pour un cabinet de conseil, prouve que nos réflexions et nos volontés ont rencontré un certain écho chez de nombreux décideurs, essentiellement dans les grandes entreprises et administrations.
En 1992, MAIN CONSULTANTS était très en avance au regard de la maturité des entreprises et du niveau de prise de conscience des décideurs. A l’époque (et encore souvent aujourd’hui) ceux-ci se focalisaient en priorité sur la technologie et improvisaient sur les aspects humains, bien que les discours prétendaient le contraire…
S’attaquer au changement effectif dans nos organisations actuelles, dans notre socio-culture française, réclame beaucoup de courage et dépend énormément de la « zone de tolérance à l’incertitude » de nos clients.
L’un de nos traits caractéristiques est certainement la persévérance… Nos convictions d’aujourd’hui sont les mêmes qu’à nos débuts. En 1992, nous parlions de « Cocktail Groupware » (une métaphore sympathique pour désigner un savant mélange d’humain, d’organisationnel et de technologie). Ce cocktail s’est transformé en démarche « HOT » (Humain/Organisationnel/Technologie) parce que le terme groupware commençait à dater, pour aujourd’hui devenir « EPO » (Equipe/Processus/Outils) un clin d’oeil cynique aux problématiques de performance connues du grand public qui s’intéresse au monde sportif…
Cela étant, sur le fond, nous expliquons toujours la même chose à nos clients. Les composantes du cocktail (l’image que je préfère) sont totalement intriquées les unes aux autres. Elles doivent simplement s’adapter en permanence aux exigences stratégiques et opérationnelles des organisations dans leurs contextes propres : quels clients, quels partenaires, quels fournisseurs, quels concurrents, quelles règles du jeu économiques et politiques,…
VA : Comment envisagez-vous l’avenir ?
SKL : Nous espérons accompagner de plus en plus d’entreprises à passer d’un monde de travail traditionnel à un monde de travail mieux adapté aux systèmes d’innovations qui s’exercent partout dans les métiers (compétences) et dans le travail (situations de travail et de communication).
Notre spécialité est de les accompagner dans de nouvelles pratiques qui mixent monde réel et monde virtuel. Il n’est pas seulement question de technologie, mais de culture d’entreprise et de capacités des individus à amorcer ce grand virage.
Dans ce contexte, notre avenir consistera à rencontrer des managers courageux, ne possédant pas nécessairement notre savoir-faire ni notre expérience, mais partageant nos convictions.
Nous sommes convaincus que le vrai changement exige une approche globale. Cette affirmation peut sembler banale car ce discours, repris en choeur par de nombreuses entreprises, est finalement peu mis en pratique. Quoi qu’il en soit, cette « globalité dans l’action » est notre lot quotidien.
Nous nous préparons notamment aux prochaines mutations qui se préparent actuellement. Les plates-formes de travail collaboratif actuellement disponibles sont des systèmes relativement primitifs. On y accède classiquement à partir d’un navigateur W3 pour tomber sur des espaces 2D (des pages HTML avec des applications incrustées). Tout ceci va considérablement évoluer, avec ce qu’on appelle des CVEs (Collaborative Virtual Environments) qui se présenteront comme des espaces 3D, dans lesquels les personnes pourront interagir avec des agents virtuels (d’autres personnes, réelles ou… virtuelles) et avec d’autres systèmes distants proposant des services Web dont la variété ne sera limitée que par notre imagination humaine !
D’abord nous allons aider nos clients à s’habituer au travail en mode virtuel avec les outils du moment. Il faudra à peu près dix ans pour que ces pratiques soient banalisées. Le travail collaboratif s’impose maintenant partout, dans tous les segments de la chaîne de valeur des entreprises : il faut collaborer avec les partenaires et les fournisseurs, il faut collaborer avec les clients et, bien entendu, il faut collaborer en interne pour mieux satisfaire lesdits clients.
Les transformations organisationnelles, donc culturelles, sont irréversibles. Dans le même temps, on va assister encore et toujours à des progrès technologiques autour d’Internet et des services associés. Je crois bien que ce qu’on appelle le « travail collaboratif » va devenir une question majeure pour le management des réseaux et des compétences des vingt prochaines années !
(1) Pour collaborative business. En effet, on ne parle plus de e-business, qui représente surtout les « tuyaux », la technique, mais de « c-business », qui intègre les relations humaines et organisationnelles entre fournisseurs/entreprises/partenaires/…
*Serge K. Levan est consultant en management et technologies de travail collaboratif. Il est également conférencier et l’auteur des livres « Le groupware » (Hermès. 95) et « Le projet workflow »(Concepts et outils au service des organisations. Eyrolles. 99). Il a rédigé de nombreux articles sur le travail collaboratif. CV détaillé.
Pour en savoir plus : http://www.mainconsultants.com/
Monde réel et cyberespace : une dualité encore difficile à vivre dans l’entreprise
Comments 0
- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques
Non classé
(Les Di@logues Stratégiques® N°32- 06/02)