L’Homme, mesure de toute chose
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- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé



(Les Di@logues Stratégiques® N°35 – 07/02)

« Alors qu’aujourd’hui l’économie est la fin et la personne humaine le moyen de la servir, je pense qu’il faut retrouver le sens de l’humain -non pas en bonnes intentions- mais en tant que finalité. C’est notre défi. ». Ce message est essentiel pour René Passet*, économiste, professeur émérite de sciences économiques à l’Université de Paris I et l’un des pionniers mondiaux de l’étude des relations de l’économique et du vivant.


Véronique Anger : Vous êtes l’un des premiers à avoir étudier les relations entre économie et écologie. Pensez-vous que la notion d’état stationnaire(1) -non pas la croissance « 0 »(2), mais le changement en douceur- pourrait être la solution du développement durable(3) : une fois tout le monde pourvu, le développement pourrait se poursuivre harmonieusement ?
René Passet : Vous avez raison de préciser « changement progressif  » et non « croissance 0″. En effet, l’univers, la vie, sont en constante évolution.
Votre question me conduit à faire le parallèle avec l’image de « l’état stationnaire », la phase ultime du développement telle que la concevaient Stuart Mill(4) ou Adam Smith(5).
Selon Stuart Mill, les modes de consommation vont se modifier au fur et à mesure du développement, jusqu’à ce que les besoins fondamentaux des hommes soient satisfaits. Une fois la demande saturée, les prix vont baisser. Les secteurs les plus touchés vont alors cesser d’intéresser les investisseurs. Par conséquent, les consommations de type « matérielles » deviendront de moins en moins rentables.
Stuart Mill pensait que la croissance matérielle allait céder le pas au développement du secteur immatériel (culture, enseignement, loisirs, santé,…). Plus largement, selon son idée, tout ce qui participe à la joie de vivre devait se situer hors économie marchande. Un beau rêve, qui plaidait pour la gratuité de l’épanouissement des individus.
Nous constatons aujourd’hui, qu’en même temps que les moteurs du développement et les modes de consommation se déplacent vers l’immatériel (vers les services) ils sont absorbés par l’économie marchande. On tente effectivement de libéraliser la culture, l’enseignement, la santé, de breveter le vivant.
L’évolution vers des formes plus immatérielles me semble un des moyens de s’orienter vers un développement plus soutenable. Nous, pays riches, avons atteint le seuil de saturation de nos besoins fondamentaux et, au-delà, de nos besoins de confort.
En revanche, pour toute la partie pauvre de l’humanité -je pense principalement à la Chine et à l’Inde- le développement va passer par une accumulation de moyens matériels.
Va alors se poser la question de l’équilibre du monde : la planète pourra-t-elle supporter la généralisation, à l’échelle mondiale, des modes de vie et des niveaux de vie occidentaux ? La réponse est clairement « non ». Je vois cependant deux issues possibles :
1° Une croissance plus économe en énergie et en matières : les procédés existent, mais ils ne sont pas encore suffisamment exploités. Pourtant, leur utilisation permettrait à tous les pays (riches et pauvres) de poursuivre leur croissance matérielle tout en réduisant considérablement la consommation d’énergie. Benjamin Dessus(6) en France ou Jose Goldenberg au Brésil en ont d’ailleurs fait la démonstration.
2° Poursuivre notre développement, mais sous une forme plus « immatérielle », en attendant que les pays moins industrialisés s’engagent à leur tour dans cette voie.


VA : Dans la revue Transversales Science/Culture, vous parlez souvent d’économie avec marché et pas seulement de marché. Pouvez-vous développer votre idée ?
RP : Cette approche est celle du Groupe des Dix(7). Nous parlons d’économie « avec » marché parce que nous ne souhaitons pas renoncer aux avantages du marché. Nous lui prêtons au moins deux aspects positifs.
Il libère les énergies humaines et la créativité individuelle. Par ailleurs, c’est un excellent stimulant, ce qui n’est pas le cas des économies planifiées. Devant un obstacle majeur, l’économie intégralement planifiée des pays de l’Est s’est effondrée brusquement. Lorsqu’elle a cessé d’écraser, c’est elle qui s’est écrasée…
C’est également un régulateur spontané, un facteur d’équilibre. Le marché est multiple. Face à un obstacle, des millions de centres de décision vont réagir, chacun à sa façon. Le système en sortira modifié, mais mieux adapté. Par exemple, le capitalisme a survécu à la crise de 29, mais sous une forme différente.
Evidemment, le marché comporte aussi des inconvénients. En particulier, il ne sait pas satisfaire les besoins, mais uniquement la demande accompagnée d’un pouvoir d’achat. Il ne sait pas non plus calculer à très long terme, ni prendre en compte l’intérêt général.
C’est aussi le véhicule de la domination. Le marché permet à quelques secteurs clés de s’emparer du pouvoir et d’imposer leur loi à l’ensemble de l’économie. De mon point de vue, l’emprise des marchés financiers sur l’ensemble de l’économie, avec les conséquences parfois désastreuses que nous connaissons à l’échelle mondiale, constitue le principal problème.
Pour toutes ces raisons, nous préférons l’économie « avec » marché à l’économie « de » marché. Le concept d’économie « plurielle » (développé dans Transversales) conjugue initiative individuelle et régulation marchande tout en permettant la prise en compte de l’intérêt général par la collectivité, l’état, les services publics et le secteur de l’économie solidaire.
Initiative individuelle, régulation marchande et intérêt général : trois éléments dont les logiques sont partiellement contradictoires. C’est pourquoi des arbitres (non seulement l’état, mais tous les stakeholders(8) et l’ensemble des mouvements citoyens) doivent veiller à la préservation de l’intérêt général.


VA : Comment s’organiser pour contrebalancer les grands pouvoirs (économiques, militaires, politiques, médiatiques) ?
RP : Il existe divers moyens pour contrebalancer les grands pouvoirs, notamment la loi et la coopération entre les gouvernements. Quand les pouvoirs financiers sont mondiaux, la loi, limitée aux frontières, ne suffit plus.
Sans aller jusqu’à imaginer un gouvernement mondial, la coopération entre états (dans des secteurs limités) est une solution possible. Ceux-ci pourraient accepter de coopérer dans tous les domaines où les problèmes sont universels (effet de serre, contrôle de la sphère financière, mouvements de capitaux,…).
Les lendemains de Manhattan prouvent que cette entente est possible. Huit jours après les attentats du 11 septembre, les états se sont alliés pour neutraliser les filières du financement du terrorisme.
Parallèlement à cela, les mouvements civiques, citoyens, les ONG authentiques,… constituent un réel contre-pouvoir. Mon expérience à ATTAC m’a convaincu de l’efficacité de telles organisations. Grâce à l’informatique, et en particulier à l’effet amplificateur d’internet, des millions de personnes sur la planète peuvent réagir en un temps record.
Cette mobilisation mondiale a déjà fait échouer l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI). De même, Monsanto, leader mondial des aliments transgéniques, a abandonné la commercialisation de son gène « Terminator » sous la pression des internautes. Les grandes firmes pharmaceutiques qui ont attaqué le gouvernement sud-africain ont provoqué un tel tollé qu’elles ont finalement dû retirer leur plainte(9). Les mouvements civiques disposent de moyens d’actions efficaces ; les exemples de ce type ne manquent pas.
Les citoyens sont concernés par les grands enjeux. Contrairement à certaines idées reçues, ils ne se désintéressent pas de la politique, mais d’une façon politicienne d’exercer la politique.


VA : Concernant les biotechnologies, les réseaux, la bio-électronique,… comment vous situez-vous par rapport à Jeremy Rifkin(10) ou à Bill Joy(11) qui jouent plutôt les Cassandre ?
RP : Vous savez, quoi qu’en pensent certains, les technologies et l’organisation en réseaux se développeront, inéluctablement.
Je pense que l’évolution technologique est porteuse du meilleur comme du pire. Je peux simplement constater qu’au fur et à mesure qu’elle se développe, elle offre à l’humanité des pouvoirs de plus en plus considérables, parfois très inquiétants.
Pendant des siècles, nous parlions de la « nature ». Il existait un « ordre naturel », avec ses régulations et sa « nature humaine », qui semblait hors de portée de l’humain et impossible à transformer. Chacun se comportait conformément aux lois naturelles, qui lui servaient de repères.
Subitement, l’accélération de l’évolution des nouvelles technologies a permis aux humains d’agir sur la nature, leur environnement, ces forces de l’évolution qui les ont produits. L’humain est devenu tout-puissant, mais il ignore toujours les réponses aux grandes questions métaphysiques qui le hantent depuis l’aube de l’humanité : Qu’est-ce que la vie ? Pourquoi la mort ? Que faisons-nous sur terre ?…
Les technologies -porteuses de grands espoirs dans de nombreux domaines- ne peuvent être tenues pour responsables des actes commis par certains individus (au détriment des autres et de la nature) uniquement guidés par la rentabilité financière.
En voulant gérer le monde à très court terme, on interfère avec les grands cycles régulateurs de la planère qui s’envisagent à d’autres échelles. Pour moi, c’est cela qui est en jeu.


VA : En tant qu’enseignant, quel message aimeriez-vous que vos étudiants retiennent de vous ?
RP : Le message que j’aimerais qu’ils retiennent est simple, mais essentiel. Protagoras(12) disait : « L’homme est la mesure de toute chose ». J’espère qu’ils n’oublieront jamais cette phrase, car rien n’a de sens autrement.
Alors qu’aujourd’hui l’économie est la fin et la personne humaine le moyen de la servir, je pense qu’il faut retrouver le sens de l’humain -non pas en bonnes intentions- mais en tant que finalité. C’est notre défi.


*René Passet est professeur émérite de sciences économiques à l’Université de Paris I (Panthéon – Sorbonne) où il a dirigé le « Centre Economie Espace Environnement » et Président du conseil scientifique du mouvement ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions Financières pour l’Aide aux Citoyens créée en juin 98 par l’équipe dirigeante du Monde Diplomatique). Il a également publié : « L’illusion néo-libérale » (Flammarion. 01) ; « Eloge du mondialisme par un « anti « présumé » (Fayard. 01) ; « L’économique et le vivant » (couronné par l’Académie des sciences morales et politiques – Payot 1979 ) ; « Une économie de rêve » (Calmann-Levy 1995),… Plus d’infos sur : http://perso.respublica.fr/cafeco/passet2002.htm et http://attac.org/france/





(1) Etat stationnaire : en physique, l’état stationnaire est l’état d’un système dans lequel certaines grandeurs caractéristiques, dont l’énergie, restent constantes au cours du temps. Plus d’infos sur :http://www.chm.ulaval.ca/~chm19079/cinetique_A98/cc96_1/node45.html
(2) En 1971, le Club de Rome lance un vrai pavé dans la marre en publiant  » Halte à la croissance « . Face à la surexploitation des ressources naturelles liée à la croissance économique et démographique, cette association privée internationale créée en 1968, prône la  » croissance zéro  » : le développement économique est alors présenté comme incompatible avec la protection de la planète à long terme (plus d’infos sur le site du Ministère de l’Ecologie et du Développement durable).
(3) Selon la définition de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement, dite Commission Bruntland du nom de Madame Gro Harlem Bruntland qui l’a présidée (1987 : « Le développement durable répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »
(4) Philosophe et économiste britannique (1806-1873) Stuart Mill considère la logique comme une science de la vérité et non comme une science de la déduction. Il est l’un des représentants les plus marquants de l’utilitarisme. En économie, il se rattache au courant libéral.
(5) Économiste et philosophe britannique (1723-1790) fondateur de l’école classique d’économie politique, Adam Smith est connu notamment pour son ouvrage « La Richesse des nations » dans lequel les principes du  » laissez faire  » économique de la société marchande. Il a eu une grande influence sur les théories économiques postérieures, en particulier sur celles de Ricardo ou deKeynes. Plus d’infos sur : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Adam_Smith
(6) Pour en savoir plus sur Benjamin Dessus : http://www.celfosc.org/news/990906.lemonde.htm
(7) Le Groupe des Dix est né en 1966 de l’idée d’intellectuels (Henri Atlan, Henri Laborit, Edgar Morin, René Passet, Jacques Robin, Michel Rocard, Joël de Rosnay, Michel Serres, Jacques Testard,…) appartenant à des disciplines différentes (biologie, économie, sciences sociales, écologie, philosophie, juridique, politique,…) de confronter leurs savoirs dans le but d’élaborer une réflexion dynamique sur la société. Si le thème de réflexion majeur portait sur les apports possibles de la connaissance scientifique au domaine politique, elle a peu à peu posé le problème de l’importance de la techno science et de son asservissement à l’économie de marché
(8) On appelle « stakeholders » toutes les parties prenantes de l’entreprise : les salariés, clients, actionnaires, partenaires sociaux, fournisseurs, pouvoirs publics,…
(9) Au printemps 97, une trentaine de grandes firmes pharmaceutiques ont, en effet, attaqué en justice l’Afrique du Sud, car Pretoria entendait privilégier les importations de médicaments génériques pour soigner les « townships »
(10) Militant du Mouvement pour la Paix dans les années 60, l’américain Jeremy Rifkin est expert en économie et en relations internationales, et président de « Foundation on Economic Trends ». Conférencier sollicité dans le monde entier, conseiller privé de nombreux chefs d’états, il doit sa notoriété à ses nombreux ouvrages, en particulier : « La Fin du travail » (La Découverte – 96) traitant de l’impact des changements techniques et scientifiques sur l’économie, l’emploi, la société et l’environnement.
Plus d’infos sur : http://mapage.noos.fr/tic-iep/travaux_etudiants/Jeremy_Rifkin.htm
(11) Bill Joy est Directeur de Recherche chez Sun Microsystems. Voir aussi son article publié dans « Wired » en avril dernier : « Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous ? ». Il a été l’un des créateurs du langage informatique Java et il a co-présidé la Commission américaine sur l’avenir de la recherche sur les technologies de l’information.
Plus d’infos sur : http://www.tecsoc.org/innovate/focusbilljoy.htm
(12) Protagoras (philosophe humaniste) sophiste grec (486-410 av. J-C.)