Véronique Anger : On parle de plus en plus de « E-learning » ou de « E-éducation », de quoi s’agit-il exactement ?
Joël de Rosnay : La E-éducation (pour éducation électronique) propose de nouvelles formes d’apprentissage qui s’appuient sur différents supports et méthodologies.
Il s’agit d’une technologie fédérative et intégratrice, qui utilise au mieux les moyens et pratiques existants tout en y associant le temps réel et l’accès -via les hyperliens- aux ressources de l’internet.
J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de remplacer les techniques d’apprentissage actuelles. Grâce aux technologies web, le E-learning va se positionner au centre d’une toile fédérative de différents modules et outils d’éducation ; chacun possédant ses avantages et ses inconvénients (classe traditionnelle, accompagnement humain, enseignement assisté par ordinateur,…) tout en favorisant l’interactivité et l’inter-créativité. (Cf. schéma « Les technologies d’apprentissage », ci-dessous).
A la Cité des Sciences, nous sommes très attentifs à l’évolution de la E-éducation. Tout ce qui touche à la formation et à la mise en ligne des savoirs nous intéresse. Nous proposons des « classes Villette » sur ce thème, et notre Médiathèque contribue à la promotion du E-learning.
VA : Quels sont les domaines d’applications et les principales « cibles » de la formation en ligne ?
JR : A mon avis, il existe trois types de formations en ligne :
1° La formation « initiale », dispensée dans les cadres traditionnels d’enseignement (écoles, lycées, universités, …)
2° La formation continue, pratiquée au sein de l’entreprise. Le rôle des intranets (E-corporate Universities ou Universités des E-entreprises) dans ce domaine est considérable. FedEx, IBM, Intel, Hewlett-Packard, Microsoft, Nec ou Sun assurent déjà plusieurs centaines de milliers de formations en ligne par exemple.
3° La formation « à la carte » accessible à tous et traitant des sujets les plus divers. On peut imaginer qu’elle sera gratuite, car financée par la publicité.
VA : Le Président de Cisco, John Chambers, affirme que « la prochaine application reine d’internet sera la E-éducation », qu’en pensez-vous ?
JR : Je partage totalement son point de vue. Je pense en effet que le E-learning sera -sinon la grande application- l’une des grandes applications d’internet au cours des dix prochaines années.
Dans le contexte de l’internet, nous avons traversé plusieurs phases : celle que j’appelle « de connexion », caractérisée par l’explosion des fournisseurs d’accès, puis la phase « de la navigation » avec le développement des navigateurs W3 et, enfin, la grande phase « de l’interactivité » avec le E-commerce (business to business, business to consumer, et aujourd’hui « peer to peer(1) », ou person to person).
Je pense que la E-education va générer un important marché à la fois BtoB (achat de packages éducatifs à des intermédiaires commerciaux), BtoC (échanges, inter entreprises, de packages éducatifs, en particulier pour des intranets) et PtoP (ceux qui possèdent la connaissance pourront former d’autres personnes et créer un réseau de « co-éducation » sur le net).
VA : 10% des sociétés françaises auraient déjà adopté la formation en ligne. Comment expliquez-vous un tel succès ?
JR : L’explosion de la E-éducation relève du même phénomène que le E-mobile : différents éléments développés séparément convergent sur internet.
Cette convergence est favorisée par l’augmentation du taux d’équipement des foyers et des entreprises en ordinateurs et réseaux (22% en France ; 36% en Angleterre et 44% aux USA) et par la percée des portails d’entreprise (intranets/extranets, ou « E-hubs »).
Par ailleurs, l’extraordinaire développement des logiciels interactifs (tels que Java, Flash, XML, le stream video, real audio) et, bientôt, les technologies d’immersion en 3D mixant espaces sonores et visuels, vont contribuer à la qualité graphique et à une meilleure ergonomie des packages d’enseignement en ligne.
Toutefois, si les entreprises américaines souscrivent massivement à cette technologie, l’Europe se montre un peu moins enthousiaste. Le secteur public (structures administratives et universitaires, enseignants, …) est réticent à adopter des programmes conçus majoritairement outre-Atlantique.
Ces craintes sont fondées si l’on compare l’envahissement du marché européen par des packages fabriqués aux US, avec l’invasion des séries télévisées américaines sur nos écrans…
C’est pourquoi je pense que l’Europe doit réagir très rapidement pour concurrencer l’offre américaine. Il faut mettre en place un partenariat associant les Universités et l’Industrie pour inventer des programmes éducatifs reflétant une histoire, une culture, une philosophie et un humanisme européens.
VA : Le E-learning va-t-il bouleverser les modes d’enseignement traditionnels ? En quoi est-il si différent ?
JR : Le E-learning ne va pas « bouleverser » les modes d’apprentissages traditionnels, mais il va introduire trois différences fondamentales du point de vue :
1° de la pédagogie : le E-learning va permettre davantage d’interactivité, de souplesse, de personnalisation de l’enseignement et du suivi
2° des formateurs : en plus des acteurs traditionnels -éditeurs, entreprises de formation en ligne, sociétés du secteur informatique (Microsoft, Novell, Oracle, Lotus,…) de grandes universités et des E-corporate universities (FedEx, Ford, EliLilly, …) sont en train de se constituer.
De nouveaux intermédiaires, que j’appelle « édumédiaires » entrent en jeu. Il s’agit d’entreprises de services jouant un rôle d’interfaces entre une demande personnalisée et une offre non ciblée. Plusieurs sites s’y consacrent déjà (Click2Lean, ThinQ, e-mind, Furbello.com, …)
3° des coûts : la réduction des coûts de formation (distribution et mise à jour, gain de temps pour les enseignants et les étudiants, …) est considérable. A titre d’exemple, le Responsable de la formation informatique de Renault estime le prix de revient d’un cours sur Internet à 23F de l’heure contre 80 à 175 F pour une formation classique. En moyenne, les entreprises considèrent avoir divisé leurs coûts par deux.
VA : Comment, selon vous, le phénomène va-t-il évoluer ?
JR : Le E-learning représente un marché tellement important, et les coûts de formation « en ligne » sont si avantageux, que le phénomène va devenir incontournable.
La demande de formation en emplois qualifiés est croissante. De plus, le nombre de jeunes appelés à suivre des études supérieures dans le monde devrait doubler d’ici à 2025 (160 millions contre 84 millions aujourd’hui). Le E-learning est assurément promis à un bel avenir.
Ce point précisé, je pense qu’il reste tout de même quelques problèmes à résoudre, en particulier en ce qui concerne l’accompagnement humain, la froideur des programmes vis-à-vis de certains sujets d’étude, ou le risque d’enfermement dans une spécialité.
Le package éducatif ne favorise pas forcément l’ouverture d’esprit, contrairement à la relation humaine qui facilite la discussion et les études de cas avec d’autres étudiants et enseignants.
Enfin, une dérive possible de la E-éducation serait d’inciter les enseignants à se vendre aux plus offrants, c’est-à-dire à de puissants consortiums disposant d’arguments financiers plus séduisants que ceux des établissements publics qui les rémunèrent habituellement. C’est le cas de Murdochqui vient de lancer un appel d’offres international auprès des professeurs d’universités en vue de leur confier la rédaction de programmes éducatifs pour Universitas 21, son site universitaire mondial. C’est également l’un des dangers auxquels l’Europe devra certainement faire face rapidement.
Toutes ces questions méritent donc notre attention.
1. Exemple de PtoP : échanger de la musique entre internautes sur le site de Napster.
*Avant de rejoindre la Cité des Sciences et de l’Industrie, Joël de Rosnay a été chercheur-et enseignant au Massachussetts Institute of Technology (MIT) et Directeur des Applications de la Recherche à l’Institut Pasteur. Auteur à succès de nombreux livres de vulgarisation scientifique dont « L’homme symbiotique, regards sur le troisième millénaire » (95), « L’aventure du vivant » (88), « Le macroscope » (75), « Les origines de la vie » (65), … Joël de Rosnay est également l’auteur de « La plus belle histoire du monde » co-signée avec Yves Coppens, Hubert Reeves et Dominique Simonnet (96), et de « La Malbouffe. Comment se nourrir pour mieux vivre » (75). Joël de Rosnay est, par ailleurs, Président exécutif de Biotics International. Pour en savoir plus sur Joël de Rosnay, visitez « Le Carrefour du futur »: http://www.derosnay.comou http://csiweb2.cite-sciences.fr/derosnay/
Tout savoir sur les expositions de la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette :http://www.cite-sciences.fr
Plus d’infos sur l’enseignement à distance :
http://www.ac-nancy-metz.fr/tice/UsagesPedagogiques/PlateForm/rapport/SelectionSITES.htm
Le « E-Learning », un enjeu majeur de l’Internet du futur
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- Les Di@logues Strategiques on 3 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques
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(Les Di@logues Stratégiques® N°12 – 03/01)
Joël de Rosnay* est Directeur de la Prospective et de l’Evaluation de la Cité des Sciences et de l’Industrie de La Villette. Docteur ès Sciences, spécialiste des technologies avancées et des applications de la théorie des systèmes, ce « futurologue humaniste » tel qu’il se définit lui-même, fait le pari de la « E-éducation » pour les dix années à venir.