Le Trésor caché. Lettre ouverte aux Francs-maçons et à quelques autres(éds. Léo Scheer. Sortie le 4 mars 2015) : « Dans Le Trésor caché, Michel Maffesoli dévoile une franc-maçonnerie à l’opposé des clichés habituels qui la cantonnent, au mieux à la défense du progrès et du rationalisme, au pire à un groupement quasi mafieux. Loin d’y voir une survivance de rites et de croyances dépassés, il montre l’extraordinaire actualité de la franc-maçonnerie de tradition : le secret permet le partage de l’intimité et la cohésion du groupe, le rituel nous rattache au passé et manifeste l’union, le penser libre pousse à refuser le dogmatisme et le conformisme. Ce trésor, les francs-maçons doivent le retrouver et l’exposer, représentant ainsi, pour les jeunes générations, une alternative au matérialisme, une quête spirituelle, l’inscription dans une fraternité, seule à même de rompre avec le principe individualiste. Tel est le paradoxe postmoderne : le travail de la loge s’apparente aux pratiques les plus contemporaines du wiki ! ».
La fin de la modernité, ou vivre l’éternité dans l’instant
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- Les Di@logues Strategiques on 19 janvier 2015 inLes Di@logues Strategiques
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(Par Véronique Anger-de Friberg, janvier 2015)
« Tous les trois à quatre siècles, un cycle s’achève. L’anthropologue Gilbert Durand l’évaluait à 250 ans, Emmanuel Leroy Ladurie à 300 ans. C’est historiquement ainsi. Un paradigme se met lentement en place, arrive à son apogée, puis tombe lentement. C’est ce que nous vivons actuellement : la fin de la modernité. Et personne n’a le mot pour décrire ce qui va lui succéder. ». Zoom sur ce changement de paradigme, ce changement d’ère, avec Michel Maffesoli*, philosophe, professeur émérite de sociologie à la Sorbonne. Ce théoricien internationalement reconnu de la postmodernité est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont L’ordre des choses. Penser la posmodernité (CNRS Éds, 2014) et Les Nouveaux bien-pensants (Éditions du moment, 2013). Son nouvel essai Le trésor caché.Lettre ouverte aux Francs-maçons et à quelques autres (éds. Léo Scheer) sera en librairie le 4 mars prochain.
Véronique Anger : Comment expliquez-vous l’incapacité de nos élites (politique, intellectuelle) à comprendre les mutations sociétales à l’œuvre ?
Michel Maffesoli : Je suis frappé, en effet, par cette déconnexion journalistique, politique tous partis confondus. Ce n’est pas un phénomène nouveau, Machiavel soulignait déjà cette différence entre la pensée du Palais et celle de la place publique. C’est un problème philosophique, car chaque société a besoin d’élites. Quelque soit le nom que nous lui donnons (oligarchie, royauté, démocratie athénienne…) il y a toujours un petit groupe qui a pour fonction de diriger. Cette fonction doit être enracinée sur la vie, et le pouvoir doit être enraciné dans la puissance populaire. La force des gens « normaux » justement, c’est d’avancer au jour le jour, pas à pas dans le réel et son entièreté. L’Homme ordinaire a le sentiment tragique de l’existence. Ce sont les événements qui tranchent. Il s’accorde au présent. Au mieux il fait avec, il s’ajuste à ce qui est, il s’adapte à ce qui est. Et quand l’élite a trop l’habitude du pouvoir, elle se déconnecte. C’est ce qui se passe avec la fin du cycle moderne : nous restons sur le logiciel élaboré aux XVIII° ou XIX° siècles, et nous ne sommes plus en prise avec cette vie quotidienne. Dès lors que la représentation politique n’est plus enracinée sur la représentation philosophique, c’est-à-dire sur la manière de penser le monde, les élites ne sont plus en phase avec le peuple, d’où ce décalage total. Un décalage qui favorise le retour des extrémismes et des imposteurs. C’est pour cela qu’il faut changer d’ère… Tous les trois ou quatre siècles, un cycle s’achève. L’anthropologue Gilbert Durand l’évaluait à 250 ans, Emmanuel Leroy Ladurie à 300 ans. C’est historiquement ainsi. Un paradigme se met lentement en place, arrive à son apogée, puis tombe lentement. C’est ce que nous vivons actuellement : la fin de la modernité. Personne n’a le mot pour décrire ce qui va lui succéder.
L’inconscient collectif ne se reconnaît plus dans les grandes valeurs ayant constitué l’époque moderne. La France a été le creuset de la modernité avec le cartésianisme. Sur trois siècles se sont élaborées ces valeurs modernes : le grand rationalisme avec les Lumières au XVIII° siècle, le Cogito (l’individualisme) avec Descartes au XVII° siècle, les grands systèmes sociaux avec Saint-Simon au XIX° siècle, etc. De fait, c’est là que ça s’est concocté, comme nous pourrions le dire d’un plat cuisiné et après, ça s’est diffusé. La France a joué un rôle non négligeable avec le colonialisme, avec la politique culturelle. Dans « L’État culturel », Marc Fumaroli a bien montré comment aux XVII° et XVIII° siècles a diffusé -et presque dominé- l’influence culturelle française. Nous sommes pris d’une frousse énorme en découvrant que ce modèle ne marche plus, parce que tout lasse, tout casse, tout passe. Nous avons tout simplement du mal à penser ce qui est en train de naître.
VA : Vous êtes célèbre dans le monde entier pour avoir théorisé la postmodernité. Cette notion reste encore assez tabou en France. Serait-ce parce que le poids du passé est moins pregnant ailleurs ?
MM : Nous parlons de « modernité » depuis 1848. Avant, nous disions « post-médiévalité ». Nous avons peur de prononcer ce mot en France : nous disons modernité seconde, avancée ou tardive… Nous commençons à nommer une chose quand elle est déjà là en fait. Nous sommes en train de vivre ce moment où un cycle s’achève, où une époque se ferme. Nous sentons bien, en observant les jeunes générations, que de nouvelles valeurs sont en gestation. Il y a un vrai grouillement culturel, un fourmillement, mais nous avons encore du mal –et ce « nous » désigne l’intelligentsia, ceux qui ont le pouvoir d’agir- de trouver les mots. Nous avons du mal à se départir de nos références, de notre culture. D’autres pays ont moins peur de reconnaître que la valeur travail n’est pas la seule, qu’il existe aussi la création, ou que la raison sensible importe autant que le rationalisme, que le présent est aussi important que la foi en l’avenir. Ce sont trois exemples importants. Dans L’ordre des choses. Penser la postmodernité, je montre qu’il y a une espèce de frousse des observateurs français devant ce qu’ils qualifient de « présentéisme » (le culte de l’instant) et condamnent. Pourtant pendant le Quattrocente (la Renaissance à Florence) le présent (carpe diem) était important. De même en France, nous allions cueillir les roses de la vie avec Ronsard… Le présent peut faire culture, mais nous sommes obnubilés par le futur. Cogito ergo sum… (je pense donc je suis) : nous avons du mal à penser le « nous », la tribu. Avec ce thème du tribalisme, nous nous rassemblons autour d’un sentiment d’appartenance à partir d’un goût (sexuel, religieux, musical, sportif, artistique, politique…). Pourtant nous ne voulons pas le penser et nous parlons de communautarisme, avec la stigmatisation de ce « nous ». Pour moi, le changement d’ère est là.
VA : Vous donnez des conférences au Brésil, en Chine, en Colombie, en Corée, au Japon, a Mexique, aux Etats-Unis… et vous constatez que, dans ces pays, sont en train d’émerger les nouvelles valeurs de la postmodernité. Vous pouvez expliquer ?
MM : Je parlerais plutôt de renouveau. Au sens de : « re-nouveau », de quelque chose de tombé en désuétude et qui tend à revenir. Pour moi, il s’agit du retour de la communauté, de la tribu. Heidegger disait que nous passons de l’époque du « je » à l’époque du « nous ». La formule cartésienne selon laquelle nous pensions par nous-mêmes, pour le meilleur et pour le pire, laisse la place à l’époque où nous sommes pensés par l’autre. De nouvelles formes de solidarité, de générosité, apparaissent. Nous attendons moins de l’État-providence parce que nous n’attendons plus rien du pouvoir « vertical ». Ces nouvelles solidarités fonctionnent : la colocation, le covoiturage, le couchsurfing (un canapé pour une nuit ou plusieurs… rappelle l’hospitalité du moyen-âge)… Le « cum » (avec) est la première valeur : c’est l’idée du partage, et c’est une idée forte.
Il ne s’agit plus du rationalisme qui a prévalu à partir des XVII° et XIX° siècles, mais de la raison sensible. Nous ne sommes pas seulement un cerveau ; nous avons aussi un corps. Le corps est valorisé pour lui-même. On l’habille, on s’en occupe : narcissisme de groupe plus que narcissisme individuel. On se regarde le nombril les uns des autres… Nous avions mis l’accent sur le cerveau et c’est le corps qui prend soudain de l’importance. C’est une compensation contre quelque chose d’unilatéral. Il y a aussi le mot animal dans « animal humain » alors que les temps modernes ont refusé cette animalité. C’est ce déni qui a mené à la bestialité, à l’ensauvagement. L’animal humain a des sens, des envies, etc. Le refus de reconnaître cette part d’animalité en nous a mené insidieusement au nazisme.
Chez les jeunes générations, nous observons que l’instinct retrouve sa place. Nous percevons cette quête de recherche d’un équilibre, d’une harmonie des contraires, en faisant coïncider des choses qui avaient été séparées : la nature et la culture, le corps et l’esprit, le matérialisme et le spirituel, le corps et la prière ou la spiritualité, etc. C’est une cohabitation, une logique conjonctive plutôt que disjonctive. Le « nous », le corps et l’esprit (la raison sensible) cohabitent avec les valeurs du présent. Il ne s’agit pas de reporter la jouissance à plus tard avec l’annonce de lendemains qui chantent, mais de s’ajuster au présent, d’imaginer des « utopies intersticielles » (des libertés dans les interstices).
VA : Vivre l’instant présent est souvent mal perçu, pourtant de grandes cultures reposent sur ce carpe diem.
MM : Oui. Dans la philosophie grecque, la philosophie du Kaïros (le dieu chauve qu’il fallait attraper sur le moment…) traduit bien ce que j’ai appelé « l’instant éternel ». Au lieu d’attendre une éternité lointaine, il faut vivre l’éternité dans l’instant. Le futur est l’élément essentiel de la modernité. C’est ce qui a abouti au développement technologique, à la domination et à la dévastation du monde. Ce qui est en jeu actuellement c’est le présent : ça fait culture le présent. Nous avons tendance à projeter nos angoisses et nos peurs sur les jeunes générations. Nous considérons que quelque chose n’a de sens que si elle a un but, que si elle va quelque part (dans un sens), si elle va loin et cela a marqué la modernité. Le philosophe des religions allemand Romano Guardini explique comment la liturgie, les rituels… n’ont pas de sens tout en étant pourtant plein de sens sur le moment.
Je suis frappé par la vitalité juvénile : les jeunes générations vivent dans le présent, lui donne du sens dans l’intensité. Le terme approprié serait plus « signification » que « sens » en réalité. La signification d’être avec d’autres, de partager un bon moment, de vivre l’instant. De là provient aussi le décalage entre la société officielle et la société officieuse. L’officielle -celle du pouvoir- est projective, alors que l’officieuse -qui vit la vraie vie- s’inscrit dans le présent, sans morosité pour autant. D’autres cultures très différentes de la nôtre n’ont pas ce rapport judéo-chrétien (avec cette idée d’un paradis lointain dans un autre monde). Tout cela a abouti à la dévastation du monde : on peut saccager celui-ci puisque la vraie vie est là-bas… Nous ne devons pas rechercher la société parfaite pour demain, mais « bricoler » (comme le disait Lévi-Strauss) le présent sur la durée. Les cultures naissantes sont « des cultures de bricolage » et les jeunes générations « bricolent ». Elles s’adaptent, s’accomodent, s’ajustent, font de la vraie création. Elles ont le souci du qualitatif : de ne pas perdre sa vie à la gagner… Entreprendre pour elles signifie « Faisons de notre vie une œuvre d’art » selon la formule de Marcel Duchamp. Une formule nietzschéenne, qui diffracte cette idée de créativité. Présent et intensité sont deux mots importants pour traduire ce changement d’ère que nous vivons. Le passage du quantitatif au qualitatif dans ce changement d’ère est un vrai changement civilisationnel !
*Michel Maffesoli est titulaire de la chaire « Emile Durkheim », membre de l’Institut universitaire de France (IUF), administrateur du CNRS, directeur de la revue Sociétés et membre du comité scientifique de plusieurs revues internationales. Ce passionné des mots, de leur étymologie, de leur polysémie, a consacré son œuvre à l’imaginaire contemporain, à la définition du paradigme postmoderne, à la question du lien social communautaire, de la prévalence de l’imaginaire et de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines. Il est l’un des premiers à parler de « tribalisme » comme resurgissement des communautés à l’époque postmoderne ou de « nomadisme » pour décrire les jeunes génération, le primat du présent, de l’instant, l’importance de l’imaginaire, du rêve, un réenchantement du monde, mais également l’hédonisme (le dionysiaque), les émotions collectives, ce que l’on pourrait appeler une culture du sentiment commun. Enfin, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, parmi lesquels Homo eroticus (CNRS éds., 2012), Du nomadisme, Vagabondages initiatiques (1997) ou Le Temps des tribus (1988).
Son prochain livre : Le trésor caché. Lettre ouverte aux Francs-maçons et à quelques autres (éds. Léo Scheer) sera l’occasion, en mars prochain, d’un nouveau Di@logue Stratégique, cette fois avec Jean-Michel Dardour (président-fondateur du premier think tank Maçonnique « Franc-Maçonnerie et Société » et ancien Premier grand maître adjoint de la Grande Loge de France) qui signe la postface.
Photo Michel Maffesoli (devant sa bibliothèque) empruntée au site des éditions Léo Scheer © Hannah Assouline.
Pour aller plus loin :
- Le blogde Michel Maffesoli
- Sa bio
- Lire aussi sa tribune en réaction à l’attaque terroriste islamo-fasciste contre Charlie Hebdo : Michel Maffesoli : rites piaculaires (Le Point, 12 janvier 2015)
A propos de ses derniers livres
Les nouveaux bien-pensants (avec Hélène Strohl. Éds du Moment, 2013)
4ème de couverture : « En période électorale, la montée en puissance de l’extrémisme politique surprend les uns et scandalise les autres. L’électorat populaire est stigmatisé pour sa xénophobie, son racisme et son absence de lucidité. Et si la cause de la séparation toujours plus accentuée entre les élites et le peuple était à chercher ailleurs que dans les racines économiques et sociales de la crise ? Car ceux qui ont le pouvoir de dire et de décider ne veulent pas voir le monde, leur monde, changer. Il faut, pourtant, trouver de nouveaux mots pour éviter les maux qui frappent notre société et construire de nouvelles règles du vivre-ensemble. S’inspirant de la tradition française de la polémique intellectuelle, cet ouvrage insiste sur l’urgence de renouveler nos schémas de pensée, d’écouter et de voir ce qui est plutôt que de se réfugier derrière ce qui devrait être. Quelques figures emblématiques de la bien-pensance actuelle incarnent cette pratique trop répandue chez nos hommes politiques, journalistes, intellectuels et hauts fonctionnaires : parler et agir entre soi. Aujourd’hui, la valeur travail, la foi dans un progrès matériel et technique infini, la croyance en la démocratie représentative qui ont permis la cohésion de la population et des élites ne font plus sens. Il est donc urgent de repérer les valeurs postmodernes en train d’émerger. ».
L’ordre des choses. Penser la post-modernité (CNRS éditions, 2014) : Dans ce « discours de la méthode postmoderne », Michel Maffesoli s’élève contre le rationalisme désuet, l’économicisme triomphant, le progressisme incantatoire et l’inauthenticité de ses formules creuses, et préfère « chanter l’infinie tendresse du monde ». Il nous rappelle que le sentiment tragique de la vie s’accorde à l’ordre des choses. Le théoricien de la postmodernité arpentera ainsi avec nous la pensée sociologique, scrutera les vibrations du vivre-ensemble. Comment comprendre cette irruption de la passion dans la vie quotidienne ? Comment donner sa place à ce retour de l’idéal communautaire ? Quelle méthode suivre pour comprendre ce changement de paradigme ? L’auteur réfléchit à ce changement civilisationnel, à cette époque qui s’achève. Comme Descartes a fait son discours (du grec methodos ou « mise en chemin », a pensé le chemin pour la modernité qui commençait. C’était la perspective cartétisenne. Aujourd’hui, il dit : oui, ce changement est en cours et c’est difficile pour tout le monde, mais on ne peut pas nier que ce changement fondamental existe. Il faut donc trouver la « méthode » pour revenir au bon sens, au sens commun, sans se déraciner, sans quitter la tradition. Le fondement continue à être important, mais il faut aussi prendre garde au dogmatisme en réaction à la connaissance. On a tendance à fonctionner selon la logique du « devoir être », d’une idée de ce que doit être le monde. Il faut prendre acte de ce qui est et s’ajuster à ce monde qui vient.
4ème de couverture : « Contre le rationalisme désuet, l’économicisme triomphant, le progressisme incantatoire et l’inauthenticité de ses formules creuses, Michel Maffesoli chante l’infinie tendresse du monde et nous rappelle que le sentiment tragique de la vie s’accorde à l’Ordre des choses. Dans ce nouvel essai, le théoricien de la postmodernité arpente avec bonheur la pensée sociologique, scrute les vibrations du vivre-ensemble et insiste sur l’opposition entre la puissance horizontale sécrétée par la sagesse populaire et la rigidité du pouvoir vertical, venant de Dieu ou des idéologies monothéistes. La postmodernité en gestation se situe résolument à l’ombre de Dionysos, divinité de la nature et des effervescences collectives. Comment comprendre cette irruption de la passion dans la vie quotidienne ? Comment donner sa place à ce retour de l’idéal communautaire ? Quelle méthode suivre pour comprendre ce changement de paradigme ? Un antidote philosophique au pessimisme ambiant. ».