Khalid Hamdani : « La question de l’éthique appliquée au management pose aussi la question de la démocratie. ».
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- Les Di@logues Strategiques on 15 novembre 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé
(Par Véronique Anger-de Friberg. Interview réalisée le 19 octobre 2010).


Membre du comité consultatif de la HALDE et de plusieurs autres instances françaises de lutte contre les discriminations, de promotion de l’égalité et de la diversité, ancien membre du Haut conseil à l’Intégration, Khalid Hamdani est directeur de l’Institut Ethique & Diversité et spécialiste de la question de l’égalité de traitement et de la non-discrimination sur le marché du travail.

Véronique Anger : En tant qu’expert en management des ressources humaines, pourquoi avoir choisi de faire de la question de la non-discrimination l’une de vos spécialités ?
Khalid Hamdani : J’ai découvert cette problématique de manière quelque peu imprévue  en 1996 à Florence (Italie) à l’occasion des réflexions qui allaient conduire à l’adoption du traité d’Amsterdam[1]). Depuis lors, j’interviens sur les questions de l’égalité de traitement et de la non-discrimination sur le marché du travail, que ce soit à travers les cabinets Forum Formation ou Aequalis (« Egalité » en grec). L’Institut Ethique & Diversité s’inscrit dans cette continuité.
Au début des années 1980, j’avais lu divers ouvrages et articles consacrés à la question des Noirs aux Etats-Unis, à la culture de la ségrégation, à l’émancipation. Je me suis également intéressé à la marche dite « des Beurs » (1983), à la création de SOS Racisme ou de France Plus. Mon intérêt était alors plus intellectuel que professionnel car ces événements se sont produits quelques années avant mon installation définitive en France (qui remonte à 1986) et mon regard était alors celui d’un observateur extérieur pour ne pas dire « étranger ».
VA : Pourquoi accoler ces 2 termes : éthique et diversité ?
KH  : Il me semble important de réfléchir à certaines questions essentielles qui se posent aujourd’hui. La première concerne la raréfaction des ressources naturelles de la planète. La deuxième est le pouvoir autodestructeur des êtres humains. Je ne parle pas des dangers de la bombe atomique (là, le risque reste relativement maîtrisable) mais de cette capacité à nous auto détruire à force de pollution, à cause de nos modes de vie et de de production déraisonnables désormais confrontés à l’épuisement des richesses naturelles. Face à cet énorme problème, nous nous sentons démunis. Le droit et les systèmes de régulation actuels de l’économie, l’organisation des Nations, etc., ne sont pas adaptés à cette nouvelle équation.
Troisièmement, l’avènement de la biotechnologie (la biologie moléculaire, le génie génétique avec ses techniques de manipulations des génomes des êtres vivants, les nanotechnologies,…) tous ces bouleversements posent d’une manière radicalement nouvelle la question de l’être humain et de l’éthique. Qu’est-ce qui est encore humain dans le nouvel humain qui émerge sous nos yeux ?
L’éthique s’applique à toutes ces questions fondamentales (finitude des ressources naturelles, génie génétique, médecine, biologie…), mais elle ne s’applique ni à l’économie ni aux questions sociales. Certes, il existe bien quelques incantations à la morale et, si les pères fondateurs de l’économie « classique » (Adam Smith, John Stuart Mill,…) ont théorisé l’économie au sein de la morale, celle-ci est mal définie et ne relève pas de la loi morale de Kant[2]… C’est ce constat qui a motivé ma réflexion.
Je pense que le vrai sujet n’est pas la discrimination, mais l’éthique appliquée à la gouvernance. Je me suis donc demandé ce que nous pouvions faire, non pas vis-à-vis des Etats car nous ne sommes pas compétents pour cela, mais dans notre domaine d’expertise, c’est-à-dire les ressources humaines. Comment contribuer à ouvrir une réflexion sur la manière d’intégrer la dimension « diversité et non-discrimination » comme un élément parmi d’autres de cette nouvelle éthique appliquée au management des ressources humaines ? C’est fondamentalement là qu’est la vocation de l’Institut Ethique & Diversité. 
VA : Que signifie « manager dans le sens de la diversité » ?
KH : Aujourd’hui, tout le monde parle de diversité, mais il reste aux organisations à l’intégrer au plus vite dans leurs actes de management, car ne pas manager la diversité revient à discriminer et à prendre des risques juridiques. Intégrer la diversité dans la vie quotidienne de l’entreprise est une formidable opportunité pour transformer des contraintes en atouts et en leviers de changement.
Le minimum serait déjà d’appliquer la loi… Or, la discrimination, c’est la remise en cause des principes juridiques. Le degré zéro, la première marche de l’escalier de l’éthique c’est bien, à droit constant, dans le périmètre actuel des lois de les appliquer telles qu’elles sont, autrement dit sur tous ces volets et, bien entendu, sur l’égalité des hommes et des femmes à performance comparable (au sens de mesurable). Il faut aussi respecter toutes les règles qui ne sont pas d’obligation, mais d’incitation et, bien entendu, organiser en interne dans l’entreprise une compatibilité, une harmonie entre le travail et la vie des gens, c’est-à-dire à respecter l’un des éléments fondamentaux des ressources humaines, à savoir la dignité des personnes. Si on obtient tout cela de l’entreprise, c’est merveilleux ! 
VA : Vous disiez que le problème majeur c’est l’éthique, appliquée au management…
KH : Lorsque se pose la question du projet collectif (par exemple : Dans quelle mesure une décision nuisible aux intérêts économiques de l’entreprise est-elle acceptable sur un plan éthique ?) commence alors la vraie question éthique. Cette question est à la fois juridique et technique. Dans les modèles économiques, on en calcule le coût et le risque de façon mathématique. Par exemple, combien nous coûtera en procès et en pénalités cette série d’automobiles comportant un défaut ? Peu importent parfois les risques pour les consommateurs…
Le dilemme moral se pose dans des termes radicalement différents lorsqu’il s’agit de préserver la rentabilité de quelques personnes pour augmenter leur désir de puissance ou lorsqu’il s’agit d’accepter des bombardements destructeurs, mais qui sauveront la plus grande partie de l’humanité. La question de l’éthique appliquée au management pose aussi la question de la démocratie. 
VA : Certains modèles économiques fonctionnent très bien sans pour autant être démocratiques…
KH  : Voilà pourquoi il est fondamental que ces questions du sens soient présentes dans l’approche Ressources Humaines, en amont et en aval. Il faut réinventer la démocratie.
En amont donc, parce qu’une entreprise s’inscrit dans un Etat démocratique et participe de fait au bon fonctionnement démocratique et à la dignité de la personne en étant porteuse de toutes les valeurs qui contribuent à cet Etat démocratique. En aval, dans l’entreprise, parce qu’un directeur des ressources humaines, un chef d’équipe, un courtier,… doivent à leur niveau posséder et transmettre cette culture du sens tout en étant à la fois d’excellents professionnels.
Le pari de l’Institut Ethique & Diversité est qu’il n’est possible de construire cette nouvelle éthique appliquée au management que si les individus sont extrêmement performants dans leur domaine. S’ils ne sont pas compétents, la question du sens n’a plus aucun sens… Prenons l’exemple du chirurgien. Nul besoin qu’il soit sympathique, ni compréhensif, ni bienveillant pour être un excellent chirurgien, mais s’il l’est c’est mieux et tout le monde préférera évidemment ce chirurgien à un autre qui n’est que bon « technicien ». Mais si le chirurgien bienveillant rate une opération sur deux, la question du sens ne vaut plus. En économie, quelle que soit la taille de l’entreprise, la collectivité doit produire de la valeur. Alors, oui à l’économie capitaliste productrice de valeur et de richesse, à condition que celle-ci soit régulée. Et cette régulation ne pourra venir que de la morale et de la politique. C’est la philosophie morale qui fonde la politique, qui permet la démocratie, qui la régule.
La spéculation financière actuelle n’est pas du capitalisme, elle est exclusivement monopolistique. Vous avez un système d’information qui vous permet de spéculer sur des matières qui ne seront jamais produites et dont les courbes vont être créées de toutes pièces… Le marché, tel que l’ont décrit David Ricardo, Adam Smith ou Karl Marx, ne ressemble pas à cela. Le marché, c’est la rencontre de l’offre et de la demande de biens et de services, et je suis contre l’économie financière actuelle, déconnectée de la réalité. 
VA : Avez-vous constaté une évolution significative des mentalités depuis que vous vous intéressez à cette problématique de l’égalité des chances et de la discrimination?
KH : Il est très difficile de mesurer l’évolution des mentalités. En revanche, certains indicateurs ne trompent pas. Il y a 15 ans, par exemple, le sujet de l’égalité homme femme dans l’entreprise n’était pas pris au sérieux. Aujourd’hui, tout le monde réfléchit à cette question. Un changement assez radical s’est opéré, porté par toute la société, par les lois, l’éducation, l’accès à l’instruction, l’image véhiculée dans les médias,… au cours de ces 25 dernières années, mais aussi de ces 20, 15 et même 5 dernières années.
Pour ce qui est du respect de l’orientation sexuelle, un vrai changement est survenu là aussi, alors que ce discours était quasiment inaudible il y a 20 ans. Je crois que c’est sur la question raciale, ethnique, culturelle et religieuse que les mentalités et les progrès sont le moins remarquables. Certes le langage est plus policé, mais le progrès est plus de forme que de fond. En revanche, la peur est palpable sur les questions touchant à l’identité. A l’Institut Ethique & Diversité, nous travaillons beaucoup sur la question religieuse, sur la question ethnique et raciale en nous appuyant sur des programmes de formation qui permettent à la fois de rappeler les fondamentaux applicables à tous (Chrétiens, Musulmans, Juifs, etc.) et les spécificités.
La modernité n’est pas un bloc homogène, et les changements de mentalité ne se font pas sur la courte durée. Cela étant dit, à partir du moment où une entreprise impose des règles de comportement claires (par rapport à l’humour, le pouvoir, le harcèlement,…) et met en place des procédures d’accompagnement, les mentalités évoluent rapidement. En deux à trois ans, la majorité va adopter ces nouvelles règles et la minorité réticente finira toujours par suivre. Autre fait positif, j’ai pu observer une perméabilité, une continuité de ces changements dans la vie privée également. 
VA : Quels sont les grands projets de l’Institut Ethique & Diversité ?
KH : Notre projet majeur en ce moment concerne l’Afrique. Baptisé « Le dialogue des éthiques », il s’inscrit dans le cadre du Cinquantenaire des Indépendances Africaines. Il  vise à lancer une réflexion sur les modalités de mise en œuvre opérationnelle du discours sur la RSE et de ses applications à la gouvernance des entreprises en Afrique. Les élites de la diaspora africaine en France (les acteurs économiques et sociaux notamment) sont conviées à contribuer à la conception de nouveaux modes de gouvernance des entreprises en Afrique inspirés de la complémentarité entre les valeurs africaines et les valeurs occidentales. Ces différentes manières de faire et de penser ont des effets sur la réalité économique et sociale et constituent, par conséquent, un modèle pouvant servir de base à la réflexion sur l’éthique appliquée à la gouvernance des entreprises en France et en Afrique.
Quatre séminaires et un symposium donneront lieu à des présentations et des débats en novembre et en décembre 2010 et, à l’issue des travaux, un Livre Blanc intitulé Le dialogue des éthiques au service de la gouvernance des entreprises en Afrique sera présenté aux médias en janvier 2011 à Paris. 

[1] L’Article 13 du traité d’Amsterdam, entré en vigueur le 1er mai 1999, permet désormais à l’Union de lutter contre les discriminations fondées sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les croyances, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.

[2] Morale Kantienne : « Agis d’après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu’elle soit une loi universelle » (Fondement de la métaphysique des mœurs).

Pour aller plus loin :
La philosophie de L’Institut Ethique & Diversité : Quatre associés fondateurs incarnent l’Institut Ethique et Diversité : Nadia Guiny, Khalid Hamdani, François Bellami et Patrick-M Touitou. Consultants expérimentés et passionnés, eux-mêmes représentatifs de la diversité, ils sont issus des mondes de l’entreprise et du consulting et mobilisent, autour d’eux, une communauté d’experts reconnus sur l’ensemble des champs de la diversité. Pour chaque projet, quelle que soit sa dimension, six valeurs guident leurs interventions : une démarche éthique, une posture d’humilité, un processus de co-construction, une recherche de sens, une approche humaniste, une exigence d’efficacité. L’Institut Ethique & Diversité travaille essentiellement avec de très grandes entreprises, mais aussi avec des mairies, des collectivités territoriales, des institutions publiques, avec l’Etat et de grands réseaux associatifs. 
La discrimination en 18 critères : La Loi du 16 novembre 2001 définit les 18 critères susceptibles de générer des discriminations lors d’un recrutement, d’une intégration ou d’une évolution de carrière : l’âge, le sexe, le handicap, l’origine, la situation de famille, l’orientation sexuelle, les mœurs, les caractéristiques génétiques, l’appartenance à une ethnie, à une nation ou à une race, l’apparence physique, l’état de santé, l’état de grossesse, le patronyme, les opinions politiques, les convictions religieuses et les activités syndicales.