Jean-Pascal Capp annonce un changement de paradigme en cancérologie
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- Les Di@logues Strategiques on 9 septembre 2012 inLes Di@logues Strategiques Non classé

(Par Véronique Anger-de Friberg. Les Di@logues Stratégiques, septembre 2012)
Jean-Pascal Capp est docteur en cancérologie moléculaire, maître de conférences à l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Toulouse. Dans son livre, Nouveau regard sur le cancer. Pour une révolution des traitements[1] il propose des approches concrètes pour ouvrir la voie à une révolution des traitements.
Véronique Anger : Vous n’êtes pas encore très connu du public, voulez-vous vous présenter et expliquer, avec des mots simples, votre spécialité?
Jean-Pascal Capp : J’ai 32 ans. Depuis 2009, je suis maître de conférences en biologie moléculaire à l’Institut National des Sciences Appliquées (INSA) de Toulouse. Dès 2003, j’ai commencé à m’intéresser tout particulièrement aux aspects moléculaires, cellulaires et tissulaires du cancer. Dans le modèle généralement admis en cancérologie, j’ai mis en évidence un grand nombre de données contradictoires. J’ai alors commencé à réfléchir à une théorie permettant leur « réconciliation ». Le modèle proposé par Jean-Jacques Kupiec, qui considère que les problèmes de différenciation cellulaire dans l’étude des cancers ne sont pas suffisamment pris en compte, a été à la base de ma réflexion.
Lorsque j’ai estimé que je disposais de  suffisamment de matière théorique, je me suis attaché à établir un historique de la recherche sur le cancer au cours du XX° siècle afin d’étudier les données qui ont permis de bâtir et d’imposer le modèle en vigueur depuis des décennies[2]. Je me suis aperçu que ce modèle, qui a peu évolué depuis les années 1970, mène à des impasses. De plus, les stratégies thérapeutiques actuelles restent majoritairement fondées sur des stratégies anciennes, qui ont certes été améliorées, mais qui ne reposent pas sur une compréhension rationnelle du cancer. Seules les nouvelles thérapies ciblées, qui visent des altérations génétiques bien précises le sont, mais elles ont malheureusement une efficacité limitée. Je n’adhère pas à cette vision privilégiant principalement les aspects génétiques dans l’origine de la maladie et l’altération des gènes comme déclencheur de la cancérogenèse. Je pense que le facteur déclenchant est un dérèglement des relations entre les cellules.
VA : Dans votre livre, vous écrivez que les chercheurs se sont engagés dans une impasse et qu’il est temps de rompre avec cette tradition. Mais que proposez-vous concrètement pour « changer de paradigme » ? Je vous cite…
JPC : Dans les premières décennies, cette impasse n’était pas forcément visible ! Il y a eu un réel engouement pour la génétique. Très tôt, certains chercheurs, nettement minoritaires, ont tout de même émis des objections et critiqué cette approche de la maladie trop réductionniste, ne tenant pas assez compte des aspects tissulaires ou de l’environnement.
Si l’approche génétique du cancer a permis des avancées majeures en termes de compréhension de la biologie moléculaire de la cellule, ce n’est qu’au cours des dix ou quinze dernières années que l’on a réellement pris conscience que ce n’était pas la panacée. Hélas, les nouvelles thérapies ont rapidement été confrontées à des résistances, démontrant que les cellules étaient capables de s’adapter à des traitements ciblant spécifiquement un ou quelques gènes. Par conséquent, ce n’est peut-être pas en visant précisément ces gènes que l’on parviendra à stopper la prolifération des cellules cancéreuses dans l’organisme, ne serait-ce qu’en raison de l’instabilité intrinsèque et des capacités d’adaptation des cellules. Pour sortir de cette spirale de l’échec dans la lutte contre le cancer, il faut donc tenter une nouvelle approche de la maladie, notamment en essayant de comprendre en quoi consiste cette instabilité et comment il est possible de la contrôler. C’est là tout l’intérêt du modèle de l’ontophylogenèse de Jean-Jacques Kupiec, qui propose une nouvelle théorie de l’individuation biologique[3].
Le rôle de l’environnement cellulaire, négligé jusqu’au milieu des années 1990, est de plus en plus étudié aujourd’hui, mais -et ainsi que je l’explique dans mon livre- il l’est toujours selon le même angle : l’origine génétique n’est généralement pas remis en question même si l’on considère l’influence de l’environnement dans la progression de la maladie. L’originalité de mon approche est d’utiliser le modèle de développement de l’organisme proposé par Jean-Jacques Kupiec pour comprendre la déstructuration des tissus dans le cadre de la cancérogenèse. Ce modèle me semble très utile pour expliquer un certain nombre de d’observations sur le cancer qui, dans le modèle génétique, paraissent contradictoires. Pour moi, l’altération de l’environnement cellulaire et des interactions cellulaires constituent le facteur initial primordial. Ce n’est qu’ensuite, a posterioridonc, et à cause de cette perturbation, que les cellules cancéreuses peuvent commencer à proliférer de manière anormale, à acquérir la capacité à accumuler des altérations génétiques, et que ces altérations peuvent exercer leur effet.
VA : Vous parlez d’échec, pourtant depuis 40 ans les médecins parviennent à soigner la plupart des cancers, tout au moins à obtenir des rémissions de plus en plus longues et qui ressemblent à de véritables guérisons.
JPC : Il est indéniable que l’utilisation des agents chimiothérapeutiques, l’amélioration dans le domaine de la posologie et la combinaison de traitements, ont permis de réaliser des progrès importants, en particulier pour ce qui est du rallongement de la durée de vie. Il y a dix ou quinze ans, de nouveaux traitements ciblés ont été mis au point pour soigner certains types de leucémie. Là encore, on a observé des progrès importants, avec également des cas de rémissions, mais dans leur majorité, ces traitements ont été confrontés à l’apparition de résistances à plus ou moins long terme. Aujourd’hui, on cherche des traitements efficaces contre les cellules résistantes. Mais cette accumulation de traitements ciblés, employés pour retarder de plus en plus la progression fatale de la maladie, s’apparente à une course contre le temps… On lit régulièrement des annonces spectaculaires dans des revues scientifiques : telle molécule aurait permis de mieux soigner tel type de cancer par exemple. Quand on étudie le gain en durée de vie, on parle de quelques mois. Si cela représente un progrès majeur pour un cancérologue, réussir à prolonger la vie de plusieurs semaines ne donne guère d’espoir aux malades et à leurs proches.
VA : Quand les chercheurs auront compris la genèse des cancers, seront-ils près d’aboutir ?
JPC : Si on accepte de concevoir différemment l’apparition des cancers (en terme de déstabilisation de cellules plutôt qu’en termes d’altération génétique, de déstabilisation globale de l’expression des gènes) nous pourrons envisager l’intervention thérapeutique comme une volonté de restabiliser les cellules en jouant sur leurs relations avec leur environnement. Nous pouvons les forcer à interagir entre elles de manière adéquate ou avec des molécules introduites intentionnellement dans leur environnement de manière à restabiliser l’expression des gènes. Elles pourraient ainsi retrouver des caractéristiques de différenciation proches de ce qu’elles étaient au cœur du tissu sain avant le développement de la tumeur. De cette façon, on éviterait « l’échappement », ce phénomène de résistance dû à l’instabilité globale de l’expression des gènes. Si on ne les restabilise pas, certaines d’entre elles réussiront à trouver une manière de contrecarrer les traitements ciblés dont fait l’objet le patient.
La dernière partie de mon ouvrage est en partie consacrée à l’importance de trouver de nouvelles thérapies. Des chercheurs en cancérologie sont sensibles à ces voies alternatives en termes de genèse des cancers. Il n’existe pas encore de traitement issu de ces modèles, mais les chercheurs sont de plus en plus nombreux à attirer l’attention sur ces nouvelles pistes de recherche dans les journaux scientifiques. Il est clair que les habitudes ne vont pas changer du jour au lendemain, mais avec le temps et l’accumulation de résultats révélant les contradictions des modèles anciens, je pense qu’on réussira à faire évoluer les mentalités.
VA : On a à peu près tout lu dans les médias au sujet de l’origine des cancers… (on a parlé du rôle des aliments, de l’environnement, du patrimoine génétique, de la pollution, etc.). Que sait-on réellement aujourd’hui du processus de cancérogenèse ?
JPC : Il est indéniable qu’un certain nombre d’agents cancérigènes peuvent provoquer des mutations (radiations, fumée de cigarette…). Dans mon modèle, j’envisage effectivement ces agents comme autant de facteurs capables de provoquer ces altérations génétiques, mais celles-ci ne pourraient exercer leurs effets que s’il existait une rupture ou une perturbation préalable de l’environnement des cellules. Dans le modèle qui sévit depuis plusieurs décennies, l’aspect génétique est considéré comme le facteur initial déclencheur.
Je pense, pour ma part, que ces agents pourront jouer un rôle seulement si une perturbation de l’environnement cellulaire antérieur permet à ces altérations génétiques de s’exprimer. Elles faciliteraient donc la progression de la tumeur, mais n’en seraient pas à l’origine. Il est d’ailleurs important de noter que l’existence de ces altérations génétiques au préalable n’est pas obligatoire. En d’autres termes, la seule perturbation de l’environnement cellulaire rend possible l’apparition de la tumeur, mais le processus sera plus long. Les cellules acquerront inévitablement un certain nombre d’altérations génétiques qui permettent à la tumeur de progresser, mais seulement dans un second temps. Je ne nie pas l’aspect génétique, mais je pense qu’il faut un renversement de perspectives et considérer que la perturbation de l’environnement cellulaire est le premier facteur.
Il faut aussi tenir compte des agents préventifs. Il est démontré, par exemple, que certains aliments possèdent des effets protecteurs vis-à-vis de l’acquisition des altérations génétiques. Mais il en existe d’autres, dont les effets passent souvent inaperçus alors qu’ils mériteraient toute notre attention, voire une exploitation thérapeutique. Il s’agit de molécules permettant de renforcer, de stabiliser, les interactions cellulaires qui pourraient être à l’origine de ces effets préventifs contre le cancer. Malheureusement, les toxicologues sont obnubilés par les aspects mutagènes et génétiques, et les aspects touchant aux interactions cellulaires ou à l’environnement sont trop souvent négligés. Je suis pourtant convaincu que c’est dans cette voie que nous trouverons de nouvelles thérapies.
VA : Comment votre livre et vos hypothèses sont-ils perçus par les chercheurs spécialisés dans la lutte contre le cancer ?
JPC : Ma position de chercheur inexpérimenté dans le domaine des soins peut sembler inappropriée aux yeux de certains, et susciter le rejet chez ceux qui affichent des années d’expérience auprès de patients. D’un autre côté, un regard neuf peut aussi permettre d’être plus attentif à des résultats problématiques qui remettent en cause les modèles dominants. Je sais qu’il y a un ancrage fort, notamment chez les chercheurs, sur les aspects génétiques et qu’il sera difficile de changer leurs habitudes.
Je dois préciser que les médecins-cancérologues avec lesquels j’ai pu échanger se montrent attentifs à ce nouveau modèle qui leur paraît cohérent. Certains praticiens hospitaliers toulousains ont été particulièrement enthousiastes. En juin, j’ai également pu rencontrer des chercheurs travaillant sur les aspects moléculaires du cancer à l’Institut Gustave Roussy (IGR) de Villejuif. J’y ai trouvé une certaine curiosité, et une attention qui n’avait rien d’une animosité.

VA : Avez-vous déjà publié des articles scientifiques pour faire connaître votre théorie ?
JPC : J’ai publié principalement des articles d’hypothèses et théoriques. Je n’ai pas encore exploré mes hypothèses au niveau expérimental. Si les revues scientifiques de recherche moléculaire sur le cancer se montrent souvent plus « sectaires », les revues d’oncologie clinique, en revanche, semblent plus ouvertes à de nouvelles hypothèses et à une confrontation avec les modèles actuels. Le principal objectif de mon ouvrage est d’inciter certains chercheurs ou médecins à se lancer dans des programmes de recherche qui permettraient d’explorer ces hypothèses nouvelles. Il y a une attente forte concernant de nouveaux champs de réflexion, notamment de la part des oncologues et des médecins, qui restent confrontés au quotidien aux échecs de leurs molécules.
*Jean-Pascal Capp a également contribué à l’ouvrage collectif Le hasard au cœur de la cellule (éd. Matériologiques, 2011).

[1] Nouveau regard sur le cancer. Pour une révolution des traitements. Editions Belin. Pour la science. 2012.
[2] Une ou quelques mutations dans des gènes clés, dans une cellule quelque part dans l’organisme, suffiraient à déclencher un processus de prolifération anarchique susceptible de déstructurer le tissu d’origine. Au cours de la progression précancéreuse, le processus s’étend aux tissus environnants. Enfin, à terme, les tissus distants, touchés les uns après les autres sous forme de métastases, conduiraient à la mort du patient.
[3] Jean-Jacques Kupiec est chercheur au Centre Cavaillès de l’École normale supérieure à Paris. Biologiste moléculaire et épistémologue, il a proposé en 1981 le premier modèle de différenciation cellulaire fondé sur l’expression stochastique des gènes. Ses recherches le conduisent à élaborer une nouvelle théorie de l’organisation biologique. Dans L’origine des individus, son œuvre principale, il développe le concept d’ontophylogenèse. Pour lui l’ontogenèse (le développement d’un organisme individuel) et la phylogenèse (l’évolution des espèces) forment un processus unique au cours duquel les cellules sont gouvernées par un darwinisme cellulaire. Pour l’illustrer il a réalisé des modélisations de cellules qui se différencient de manière probabiliste et sont stabilisées par leur environnement (leur différenciation peut, par exemple, se manifester à l’échelle macroscopique par la formation d’un muscle ou d’un os). Cette théorie résout les contradictions du réductionnisme génétique (l’ordre dans le vivant par les molécules) d’une part et du holisme (l’ordre par le tout de l’organisme). Source : Wikipédia. Son dernier livre : L’origine des individus (Fayard, 2008). Lire aussi ses interviews dans Les Di@logues Stratégiques. http://lesdialoguesstrategiques.blogspot.fr/2010/05/le-chercheur-jean-jacques-kupiec-tire.html.
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Quelques articles complémentaires :
-         « Le chercheur Jean-Jacques Kupiec tire un trait sur le déterminisme génétique ». Par Jean-Jacques Kupiec (Les Di@logues Stratégiques, décembre 2008)
-        « Cancérogénèse : une nouvelle théorie fondée sur le darwinisme cellulaire ». Interview de Jean-Jacques Kupiec (Les Di@logues Stratégiques, mai 2005)