Existe-t-il une vie après l’euro ?
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- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé



(Les Di@logues Stratégiques® N°14 – 04/01)

Hervé Juvin est Président d’Eurogroup Institute*, une filiale d’Eurogroup Consulting spécialisée dans le conseil en stratégie d’entreprise.
Professionnel des marchés financiers, Hervé Juvin publie régulièrement dans l’AGEFI et l’Expansion. Il a tenu, pendant deux ans, une chronique sur l’euro pour Le Monde de l’Economie.


Véronique Anger : Comment expliqueriez-vous la problématique euro ?
Hervé Juvin : Pour bien comprendre la problématique euro à moyen terme, il faut considérer 2 composantes essentielles :
1° Le passage à l’euro « monnaie » : comment allons-nous parvenir à gérer le passage à l’euro « monnaie » ?
2° Le passage à l’euro « finance » : les marchés boursiers et tous les échanges financiers s’effectuent en euro depuis le 1er janvier 99. Aussi, avons-nous tendance à penser que le passage à l’euro finance appartient au passé.
Au sein d’Eurogroup, nous pensons que l’essentiel reste à venir. L’impact du basculement en euro sera vraiment perceptible lorsque 300 millions d’Européens devront définitivement troquer leur monnaie traditionnelle pour la monnaie unique.
De nombreux problèmes concrets vont alors se poser. En voici quelques illustrations : comment faire pour que les caisses enregistreuses acceptent des francs tout en rendant des euros ? Comment pourront-elles accepter des chèques émis dans les deux monnaies ? Comment autoriser uniquement les règlements libellés en euros?… Vous imaginez la complexité de ces opérations… Elles sont susceptibles de multiplier les erreurs et, par conséquent, de donner lieu à de nombreuses réclamations.


VA : Comment les entreprises se préparent-elles au passage à l’euro ? Sont-elles enfin prêtes ?
HJ : L’an dernier, le Président du MEDEF, Monsieur Ernest-Antoine Seillière, a adressé un message d’alerte aux entreprises françaises, notamment aux PME et aux commerçants dont l’état de préparation est effrayant.
Les entreprises qui n’auront pas anticipé le basculement à l’euro d’ici à l’été 2001 entreront dans ce que j’appelle « la période de tous les dangers ». En effet, plus l’échéance se rapproche, plus il sera difficile de trouver une aide extérieure (experts comptables, auditeurs, consultants, …) même à un tarif élevé. A partir de septembre, tous les professionnels de l’euro seront surchargés de travail !


VA : La tentation de minimiser les impacts du basculement à l’euro est forte. Pourtant, afficher les prix en francs ou en euros ne revient pas exactement au même…
HJ : C’est incontestable. Par exemple, la somme de 6,55 F (1€) ne représente pas aujourd’hui une barrière importante en terme de prix. Demain, en revanche, 1€ constituera un seuil psychologique. On peut adapter la démonstration au calcul du seuil de la richesse en France. Actuellement, il est d’environ 3 à 4 millions de francs. Demain, il sera d’1 million d’euros (soit 6,5 millions de F). De même, le niveau des hauts revenus va passer d’environ 30 KF mensuels à de 65 KF ; ce qui change tout…
Ce nouveau mode d’appréciation va, sans nul doute, voir émerger une zone de revendication sociale forte. En effet, qui acceptera désormais une rémunération inférieure à 1 000 euros nets mensuels pour 35H hebdomadaires ? Trop peu de gens ont envisagé cette question.


VA : Au-delà du simple aspect matériel, une autre question se pose : comment les consommateurs, les clients, les citoyens, vont-ils réagir au changement de monnaie?
HJ : La devise française permettait de déterminer une frontière. Il existait des produits français, et des produits étrangers libellés en monnaies étrangères. L’euro change la donne, en particulier en ce qui concerne les produits de placements financiers. Dorénavant, les épargnants français ne seront plus limités au seul cadre de réflexion hexagonal. De même que pour leurs voisins de la zone euro, l’offre va devenir européenne. Cela va induire des bouleversements dans les circuits de financements, dans l’allocation d’actifs,…
Sur tous ces sujets, les politiques marketing et commerciales des entreprises nous semblent inégales. De nombreuses PME restent à la traîne. Elles ne se projettent pas suffisamment dans le monde de l’après euro. Elles devraient rassurer leurs clients en anticipant leurs réactions.
Le passage à l’euro représente aussi une fantastique occasion de communiquer avec ses clients. Les entreprises -qu’elles soient françaises ou non- doivent comprendre que l’euro va être la source d’inquiétudes et de nombreuses réclamations de la part des clients. Il faut en profiter pour établir un contact positif avec eux, les accompagner, les aider à intégrer les changements.
L’écart sera significatif entre les entreprises qui sauront saisir cette opportunité de contact comme autant d’éléments positifs pour enrichir leur relation avec les clients, et celles qui adopteront un discours plus défensif ou réactif.


VA : Existe-t-il une vie après l’euro ?
HJ : Oui, il y a bien une vie après l’euro, mais elle ne sera pas un long fleuve tranquille pour tout le monde… Les vrais bouleversements se produiront probablement après le basculement.
Dans la mesure où la composante essentielle de la frontière s’efface, certaines positions jusqu’alors protégées vont disparaître. En d’autres termes, les entreprises vont se heurter à une concurrence encore plus rude et plus directe.
Chaque entreprise devra donc s’interroger sur ses marchés « pertinents ». Dans quelle zone géographique, mes produits ou services apportent-t-ils une valeur pertinente ?
Dans le passé, les frontières ont permis aux entreprises d’assez grande taille de ne pas se poser ce type de question. Le seul fait de posséder une monnaie commune avec les Italiens, les Allemands, les Espagnols,… participe de la disparition des frontières.
Aujourd’hui, l’Europe tend à se structurer en régions. De la même manière que les entreprises nationales vont devenir européennes -car elles ont les moyens de grandir et vocation à faire valoir leur couple produit/marché sur des territoires plus vastes- d’autres vont se concentrer sur une ou plusieurs régions européennes. Par exemple, des entreprises très performantes en Alsace auront intérêt à se développer dans la région rhénane de l’Allemagne plutôt qu’au pays basque ou sur la Côte d’Azur.
Décider de rester sur un marché domestique local (ou régional) est déjà un choix européen, car toutes les décisions d’entreprise sont prises dans le contexte européen.
Les PME doivent également se demander si elles sont capables de croître, de racheter d’autres sociétés ou, au contraire, si elles doivent se vendre. Une entreprise incapable de grandir, mais qui refuse de négocier son rachat, s’expose à recevoir des coups fatals d’une concurrence mieux armée. Il y a là matière à une vraie réflexion stratégique pour de nombreuses PME européennes.
Enfin, les dirigeants doivent, en permanence, s’interroger sur la vraie valeur en Europe de leur entreprise si l’on supprimait les spécificités réglementaires et fiscales françaises. Cette question se pose pour les établissements bancaires de services aux particuliers, dont l’essentiel des revenus est généré par des produits fiscaux valables uniquement sur le périmètre français. Si leurs produits et services ne sont pas adaptés à des marchés décloisonnés, ils sont en danger. Voilà un autre sujet de réflexion stratégique extrêmement important pour les deux années à venir.


VA : A qui profite l’euro, ou comment réussir en Europe ?
HJ : Pour gagner, il existe un certain nombre de règles du jeu. Dans un contexte européen déstructuré, il est probable que l’audience des entreprises capables d’afficher leur valeur et de se différencier fortement pourra les mener au succès.
L’euro va contribuer à une formidable redistribution de la richesse, du pouvoir et des parts de marchés. La plupart des entreprises ne sont pas vraiment conscientes que certaines perdront beaucoup, et que d’autres gagneront encore plus. Les gagnantes seront évidemment celles qui se seront le mieux préparer.
Notamment, elles auront acquis une approche du travail et des modes de management d’équipes multi-culturels. Elles auront su intégrer des dirigeants « mobiles » et issus de divers horizons (écoles, pays,…). La plupart des entreprises françaises accusent encore un certain retard dans ce domaine. De ce fait, le recrutement des meilleurs éléments, auxquels l’entreprise doit pouvoir offrir une carrière à dimension européenne, va devenir une question vitale.
Les entreprises doivent pouvoir parler « en actions ». Toutes les sociétés à statut protégé non cotées en bourse manquent, de manière cruciale, de monnaie d’échange internationale pour effectuer des opérations de croissance externe et racheter des concurrents européens. Pourtant, la capacité à payer en titres ses acquisitions est un sésame pour l’entreprise qui veut réussir à se propulser sur la scène européenne.
Des actions sur un marché côté réglementaire sont reconnues partout dans le monde. Financer sa croissance en actions, sans avoir à payer en cash, doit également faire partie des sujets de réflexion stratégiques des sociétés.



*Eurogroup Institute a pour vocation d’aider les entreprises, les collectivités ou les institutions à mieux percevoir les évolutions de leur environnement, pour conduire le changement et réussir le progrès. Eurogroup Institute est une filiale d’Eurogroup Consulting (370 collaborateurs et 55 millions d’euros de CA) spécialiste du conseil en stratégie, en organisation et en ressources humaines. Pour en savoir plus : http://www.eurogroup.fr