Du péché originel aux nouveaux maîtres du jeu
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- Les Di@logues Strategiques on 3 septembre 2012 inLes Di@logues Strategiques Non classé

(Par Véronique Anger-de Friberg. Les Di@logues Stratégiques, septembre 2012)

Pari gagné pour Christophe de La Chaise et l’équipe du CECA, qui organisaient la 18ème Université Hommes/entreprises les 29 et 30 août au Château Smith Haut Lafitte (lire : « Une remise en question positive », LDS, juillet 2012). Plus de 500 décideurs et cadres dirigeants de la région Aquitaine assistaient à cette manifestation, qui tend de plus en plus à ressembler à une grande réunion de famille.

Le public, particulièrement attentif, n’a pas boudé son plaisir. Il faut avouer que l’affiche était très séduisante ! Deux jours non stop d’interventions de très haut niveau. Des intervenants visiblement heureux d’être là, partageant un même désir de transmettre leur passion et leur savoir. Comme il est impossible de tous les citer, quelques mots sur les personnalités qui m’ont particulièrement captivée :
Michel Serres, qui ouvrait cette édition 2012, a reçu une véritable ovation. Octogénaire, mais toujours jeune d’esprit à l’intelligence parfaitement huilée, le philosophe a enthousiasmé son auditoire en présentant son concept de Petite Poucette (Le Pommier, 2012). « De l’essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né… » est aussi le sujet de son récent livre sur la « génération mutante » (lire : « Petite poucette, la génération mutante », Libération, 3 septembre 2011).
Laurent de Cherisey, entrepreneur social et cofondateur de l’association Simon de Cyrène, qui évoquait le « vivre ensemble » entre personnes valides et personnes handicapées, a reçu un accueil très chaleureux.
Très apprécié également, le biologiste éthologue, primatologue Frans de Waal et sa présentation sur « les temps de l’empathie » (lire : « L’âge de l’empathie », blog de D. Boone, février 2010). C’est dans un français plus que correct (il est Américano-Néerlandais) et dans un langage accessible et teinté d’humour à l’américaine, que l’enseignant de l’université d’Emory (Atlanta, USA) a établi des parallèles, parfois hilarants, entre les comportements des primates et des humains.

Sur le thème de la coopération
Christophe de La Chaise a presque dû arracher le micro des mains d’Atanase Périfan… L’intarissable et facétieux créateur de la Fête des voisins, a détendu l’auditoire en produisant un véritable one-man-show, panégyrique de ses déboires et ses victoires.
Beaucoup plus discret, mais tout autant passionnant, le mathématicien philosophe, disciple de Michel Serres, Michel Authier qui, pour l’anecdote, fut en 2000 l’un des premiers invités de « mes » Di@logues Stratégiques (lire : « Le capital humain, meilleur atout de l’entreprise », octobre 2000) clôturait cette première journée sur le thème de la coopération entre les générations : une nécessité pour l’entreprise. Un discours qui a trouvé un grand écho auprès des managers, encore très nombreux, à la fin de cette longue journée.
Le lendemain, l’économiste Philippe Dessertine, brillant, charmeur, fit une prestation souvent drôle sur un sujet qui ne l’est pas. Pour nous, il a analysé, expliqué, démystifié, alerté, dédramatisé, mis en garde… bref, réussi un exposé d’une grande clarté sur les leçons de la crise économique actuelle devant un auditoire acquis à sa cause (lire ci-dessous : « L’espoir est permis de construire une nouvelle route »).
La dernière intervention, assurée par Joël de Rosnay, accessoirement amateur de surf à Biarritz… et Personnalité numérique 2012, s’est achevée sous une salve d’applaudissements. (Lire : « La spiritualité est l’un des plus grands accomplissements de la vie », LDS, avril 2012). Sa vision d’un monde complexe, déséquilibré, en perpétuelle accélération, et ses propositions pour inventer un nouveau modèle pour l’entreprise et la société ont convaincu : le « technologue humaniste » a littéralement enflammé la salle. Un succès à l’image de ces 2 journées exceptionnelles.


Philippe Dessertine : « L’espoir est permis de construire une nouvelle route »

Économiste, spécialiste de la finance, Philippe Dessertine est l’un des seuls économistes à avoir prévu la crise des subprimes dès 2004. Cet été, le grand public a pu découvrir sa rubrique matinale sur Europe 1 (tranche horaire d’Alexandre Adler) ou suivre ses interventions dans C dans l’Air, l’émission d’Yves Calvi sur France 5, où il fait des apparitions de plus en plus fréquentes. L’hypermédiatisation guetterait-elle ce séduisant quadra ? Peu importe, son style tranche, avouons-le, avec les économistes un tantinet rébarbatifs auxquels le PAF nous avait jusqu’alors habitués…

Devant un parterre de managers triés sur le volet, la voix douce et le phrasé à la Luc Ferry font mouche. Philippe Dessertine a le sens de la formule. Ses « petites phrases » teintées d’humour égrènent un discours tantôt alarmiste, tantôt optimiste. Toujours réaliste. Pour Philippe Dessertine, il faut avoir le courage de regarder la crise en face, assumer sa dette excessive et produire plus de richesse. La lucidité plutôt que le déni, l’adaptation plutôt que l’attentisme, l’espoir plutôt que le découragement, tels sont ses messages.

Une politique irresponsable
Philippe Dessertine nous parle de la crise économique actuelle. Il décrit ce monde, qui voit le pouvoir des grandes puissances occidentales décliner alors que la Chine, l’Inde, le Brésil, et demain l’Afrique, s’imposent comme les nouveaux maîtres du jeu sur l’échiquier économique mondial. « Tout se passe comme si la Chine (avec ses 10 à 12% de croissance par an) et l’Inde étaient appelées à reprendre la place qui était la leur avant la révolution industrielle » observe-t-il. « En 1820, la Chine représentait la première puissance économique mondiale et l’Inde la deuxième, mais la révolution technologique a renversé cette tendance en permettant aux pays occidentaux de se hisser dans le peloton de tête des nations ».
Si, jusqu’à ces 25 dernières années, les premières places dans le classement des puissants semblaient encore inaccessibles aux pays émergents, tout a changé à partir de 1989 quand les pays à forte démographie sont devenus des « pays de production ». Un changement plus rapide que prévu, et d’autant plus compliqué à gérer politiquement que les populations occidentales, notamment aux États-Unis et en Europe, acceptent difficilement de voir leur pouvoir d’achat diminuer.
Quelle a été la réaction des dirigeants occidentaux ? Irresponsable, si l’on se fie au raisonnement implacable de Dessertine : « Les responsables politiques ont déclaré que nous n’allions plus produire autant de richesses qu’avant et que pour conserver notre niveau de vie, nous devions nous endetter. Que l’on soit un État ou un particulier, émettre de la dette, sans business plan susceptible de dégager des flux de richesse qui la justifie, est une très mauvaise idée. Non seulement, les grandes puissances occidentales vont émettre de la dette sans produire suffisamment de richesses, mais elles vont aussi tenter de changer de paradigme ». Ainsi, nous apprenons comment le nouveau sport national a consisté, non pas à gager la dette sur des flux de richesses futures, mais sur des garanties, des actifs (immobiliers notamment). Tout le monde se souvient de l’éclatement de la bulle immobilière dans les années 2006/2007 et des conséquences dramatiques de la crise des subprimes. Pour amortir le choc de la crise, la dette publique de la France n’a cessé d’augmenter de manière totalement folle depuis 2007, pour s’élever aujourd’hui à 1700 milliards d’euros. « Voilà le péché originel : nous avons pu continuer à utiliser notre faculté de générer de la dette, mais nous arrivons au bout du processus et les garanties ne suffisent pas » s’esclaffe Dessertine. En effet, quelle est la valeur réelle de la garantie de la dette ?

Droit dans le mur ?
Ce spécialiste de l’information et de la transparence dans le domaine de la haute finance ne nie pas que la finance a joué un rôle dans la crise actuelle, mais l’accuser d’être à l’origine de la crise serait « se tromper ou se tromper volontairement, et refuser de se souvenir que ce n’est pas elle qui a décidé un jour d’émettre de la dette sous garantie. Les politiques l’y ont forcée en prétendant que la dette était la seule solution pour maintenir le pouvoir d’achat ». Pour lui« La finance a été le bras armé du politique, y compris aux USA » Et de dénoncer les discours simplistes de la gauche : « La finance est notre ennemie. Elle est responsable de tous les maux » et de la droite : « La crise est une invention des médias, un problème psychologique. A force de dire que les choses vont mal, elles finissent par aller mal… ». Pour s’en sortir, une seule solution : « regarder la crise en face, assumer nos responsabilités, supprimer la dette en créant de la richesse. Il faut revenir au b.a.-ba. de la finance ».
À quelques semaines de la discussion sur le budget 2013, la question d’assumer et de réduire cette dette insensée va inexorablement se poser. « La France doit réaliser 33 milliards d’euros d’économie[1] pour respecter ses engagements européens, alors que la croissance est déjà revue à la baisse ». Le gouvernement a annoncé 1,2%, mais les économistes prévoient plutôt de 0,5% à 0,6%. « A chaque fois que vous retirez 0,10%, il faut trouver 1 milliard de plus ! Quelles que soient les décisions prises, même si en diminuant notre dette publique, il faudra emprunter 1 milliard d’euros par jour ouvré soit 200 milliards d’euros en 2012. L’an prochain, la France sera le premier emprunteur de la zone euro (devant l’Italie et l’Espagne). Nous fonçons droit dans le mur ; il est donc vital de basculer dans un autre système. ».
Philippe Dessertine rappellera ensuite qu’il y a seulement une décennie, tout le monde louait la future société du temps libre. Plus on aurait de temps libre, plus on consommerait, et la consommation allait donc entraîner la croissance. « À la limite, on se disait que c’était dommage de travailler, qu’il valait mieux passer son temps à consommer… Il faut oublier cela ! Ceux qui, aujourd’hui, drainent l’économie mondiale sont ceux qui créent de la richesse. La logique est de relancer la croissance avant d’envisager de s’endetter, c’est-à-dire produire d’abord de la richesse, puis seulement consommer. Non l’inverse… ».
Nous avons bien failli quitter la salle déprimés… Surtout après le récit de sa discussion avec son papa âgé de 99 ans passés : « Je ne pensais pas revivre de mon vivant les années 1930. Ce moment où la population tout entière semble totalement autiste et refuse le risque qui est devant elle… » répondra le vieil homme à cette réflexion de son fils : « En plus d’améliorer notre propre situation, nous avons la responsabilité, avec l’Allemagne, de maintenir la zone euro. Si l’Europe ou la zone euro explosent, nous courons à la catastrophe, et pas seulement sur le plan économique ! ». Pourtant, notre brillant conférencier avait promis à Christophe de La Chaise, le chef d’orchestre de l’UHE, de donner une vision plutôt optimiste de la situation. Si, si… De toute façon, l’ambiance ici n’est pas à la morosité : le public a confiance dans les « forces vives » et les élites de son pays.
Disons-le clairement, père et fils ont choisi la lucidité, mais pas le défaitisme. Le fiston réussira même à convaincre l’assistance qu’il est possible de réussir ce virage, que « la France saura se reprendre et revenir à une économie de l’offre, et non de la demande ». « Une bonne nouvelle pour la France » précisera-t-il, « un grand pays, qui dispose d’une capacité incroyable à produire de la richesse. Avec 1900 milliards d’euros de richesses créées dans le pays depuis début janvier, la France reste la 5ème puissance économique mondiale (elle représente 3% du PIB mondial avec seulement 0,6% de la population mondiale). En période de crise, ce n’est pas rien ! ». Après ce « Cocorico ! », nous serions (presque) rassurés. Après nous avoir conduits au bord du précipice, Dessertine écarte le danger d’un effet de manche, comme si l’homme prenait un malin plaisir à jouer avec nos nerfs.

Réindustrialiser ne signifie pas que Zola est de retour…
Tout en précisant qu’il préfère éviter les mots « travail » et « croissance » trop connotés politiquement, Philipe Dessertine incite à « revenir à nos valeurs fondamentales : la France doit se reconcentrer sur son univers professionnel ». Un peu dubitatifs, certains managers imaginent déjà les hauts fourneaux crachant à nouveau leur fumée noire. « Non, ce n’est pas le retour de Zola ! » lâche-t-il, comme s’il lisait dans les pensées. « Il s’agit de privilégier la création de richesses dans les domaines dans lesquels nous excellons. Il faut aussi accentuer nos efforts dans les secteurs qui connaissent des bouleversements majeurs. En effet, trois grandes révolutions sont à nos portes : agricole, énergétique et numérique. Nous sommes déjà 7 milliards d’individus sur Terre, et nous serons 9 milliards en 2050. Il faut nourrir et fournir de l’eau potable à la planète tout entière. L’agriculture représente donc un enjeu prioritaire. C’était, je dis bien « était », l’un des grands atouts de l’économie française jusqu’à ce que l’Allemagne nous surpasse.
La science a un rôle fondamental à jouer, et la France, pays de tradition scientifique, dispose là d’un atout important. Malheureusement, nous sommes la première génération à ne plus faire confiance à la science pour améliorer notre sort. Certains pensent même qu’elle peut nous rendre plus malheureux qu’autre fois ! Bien sûr, les risques existent, mais la grande erreur serait de considérer qu’il faut arrêter la réflexion scientifique, revenir en arrière de manière radicale parce que la science peut faire peur. On ne pourra pas nourrir 9 milliards d’êtres humains sans recourir à la science. On ne pourra pas assurer la transition énergétique de nos sociétés modernes, c’est-à-dire trouver à court terme des solutions alternatives propres, sans la science. On ne pourra pas non plus assurer la révolution numérique, une révolution à la fois économique et sociale, sans innovation scientifique ! » insiste Dessertine. Une crise de la science, qui pose véritablement problème. Sans tomber dans le rationalisme scientifique, il est clair que le progrès scientifique permettra de trouver des solutions aux grandes urgences planétaires (accès à la nourriture et à l’eau potable, dépollution de l’air et des sols, énergies propres, économies d’énergie, santé, éducation, surpopulation, traitement des déchets…).
Le nouveau modèle économique est déjà une réalité : « Il faut anticiper le modèle d’après et, pour cela, il faut investir et innover pour créer des emplois, encourager les jeunes générations à lancer des projets, à créer des entreprises. Il faut cesser de les effrayer en décrivant un univers professionnel sinistre, une machine à broyer des individus devenus dépressifs. Il faut leur donner envie de prendre les choses en mains, de travailler pour produire de la richesse et sortir de cette crise. Trop de jeunes pensent que le travail, c’est le bagne, et qu’il n’est possible de s’épanouir que dans cette société des loisirs qu’on leur a tant vantée. L’espoir est permis de construire une nouvelle route. ».
Applaudissements…




Philippe Dessertine en quelques lignes : Économiste, agrégé des Universités en sciences de gestion, Philippe Dessertine est professeur à l’Université Paris-X (Nanterre), directeur du Master sciences financières (Université Paris X/Ecole des Mines/ESCPEAP), directeur de l’Institut de Haute Finance, président du Cercle de l’entreprise, et vice-président du Cercle Turgot. Il a été membre de la Commission Juppé-Rocard pour le Grand Emprunt, et occupé divers postes à New York, Londres et Paris, Hong Kong au sein de grandes institutions financières ou économiques. Il est également l’auteur de nombreux livres, notamment : Le gué du tigre (Anne Carrière Eds, à paraître en octobre 2012), La décompression (Anne Carrière Eds, 2011), Ceci n’est pas une crise, juste la fin d’un monde (Anne Carriere Eds, 2009) et Le monde s’en va-t-en guerre (ne sait quand reviendra). Sa Biographie (notice Wikipédia).

Propos recueillis le jeudi 30 août 2012, dans le cadre de la conférence « Nouveau modèle, nouveaux paradigmes : les leçons de la crise » de Philippe Dessertine (Université Hommes/entreprises de Bordeaux, 29 & 30 août 2012). Crédit photo Portrait P. Dessertine : Université Hommes/entreprises.

Pour aller plus loin :
Retrouver les chroniques de l’été de Philippe Dessertine sur Europe 1
La 18° Université Hommes/entreprises vue par Christophe de La Chaise
Les intervenantsde la 18ème Université Hommes/entreprises

Derniers ouvrages publiés par les principaux intervenants de l’UHE 2012
(si le lien ne s’ouvre pas, cliquer sur le noms des intervenants indiqué dans la page de l’UHE pour ouvrir le lien vers l’interview par Eloi Choplin de Triple C pour l’UHE) :
Laurent de Cherisey : Tous intouchables. Avec Jean Vanier et Philippe Pozzo di Borgo (Bayard, 2012)
Philippe Dessertine : Le gué du tigre (Anne Carrière Eds, septembre 2012) - La décompression (Anne Carrière Eds, 2011)
Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot : Vive la Co-Révolution ! Pour une société collaborative (Ed. Alternatives, 2012)
Atanase Périfan : Pas de quartier pour l’indifférence (La Table ronde, 2005)
Joël de Rosnay : Surfer la vie(LLL, 2012) – Et l’Homme créa la vie(LLL, 2010)
Michel Serres : Petite Poucette (Le Pommier, 2012) – Temps des crises (Le Pommier, 2012)
DrFrans B. M. de Waal : L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire (LLL. Les Liens qui Libèrent, 2010).

À noter également :
A l’occasion de cette 18ème UHE, France Roque, vice-présidente et Yves de Montbron, président de la Ligue des Optimistes de France, ont remis le premier Prix du livre optimiste à Françoise Héritier pour son livre Le sel de la vie (Odile Jacob, 2012, également prix Simone-Veil 2012).