Des Mass médias aux médias des masses
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- Les Di@logues Strategiques on 4 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé

(Les Di@logues Stratégiques® N°55 – 05/05)

« Les citoyens sont en train d’inventer une nouvelle démocratie, non pas une  » E-démocratie  » caractérisée par le vote à distance via internet, mais une vraie démocratie de la communication. Cette nouvelle démocratie, qui s’appuie sur les  » médias des masses « , émerge spontanément, dynamisée par les dernières technologies de l’information et de la communication auxquelles sont associés de nouveaux modèles économiques. Ni les médias traditionnels, ni les politiques, n’en comprennent véritablement les enjeux.

Les media des masses, seuls véritables médias démocratiques, vont radicalement modifier la relation entre le politique et le citoyen et, par voie de conséquences, avoir des impacts considérables dans les champs culturel, social et politique. Je pense que les internautes commencent seulement à réaliser à quel point le Net du futur va leur permettre d’exercer leur pouvoir, si tant est qu’ils parviennent à se montrer solidaires et organisés… ». Joël de Rosnay*, Conseiller du Président de la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette et Président exécutif de Biotics International.

Véronique Anger : Quelle distinction établissez-vous entre mass médias et médias des masses ?
Joël de Rosnay : La communication de masse existe depuis l’Antiquité. Dans la Grèce Antique, l’Agora était la place publique où se réunissaient les tribuns et la foule pour débattre et faire du commerce. Aux XVème et XVIème siècles, avec l’essor de l’imprimerie, apparaît la  » diffusion de masse « . C’est une véritable révolution. Pour la première fois, un document peut être imprimé et reproduit à des milliers, voire à des dizaines de milliers d’exemplaires(1) et la population peut en prendre connaissance sans être obligée de se rassembler dans un même lieu, au même moment. Le premier vrai  » mass média  » sera le journal.
Après l’écrit (avec le journal, le magazine, le livre…) apparaît le son, avec la radiodiffusion. Désormais, l’individu a la possibilité de parler et d’être entendu  » en direct « , mais à distance. Un peu plus tard, grâce aux enregistrements, il pourra même être écouté  » en différé « , c’est-à-dire en dehors du temps et de l’espace. C’est un changement fondamental.
Arrive ensuite l’image. La télévision fait totalement exploser cette notion de communication (1VT : diffusion pyramidale ou  » top-down « . Cf le Nota en fin de texte). Depuis les années 50 jusqu’à aujourd’hui, la télé a fait émerger une sorte de  » communauté mondiale  » que nous appelons l’opinion publique. Les téléspectateurs peuvent partager une même émotion (la mort de Kennedy, les attentats du 11 septembre, la mort du pape, le tsunami en Asie du Sud-Est…) au même moment devant des images diffusées en direct sur les chaînes de télé du monde entier. Enfin, après l’imprimerie, la radio et la télévision, une quatrième grande révolution voit le jour au milieu des années 90 : c’est la révolution Internet.
A la différence des précédents, ce média ne se contente pas de communiquer vers les masses. C’est un  » double média  » (TVT) qui permet de recevoir et d’émettre de l’information : les utilisateurs peuvent s’écrire, créer de l’information, en donner, en vendre ou en acheter.
Internet succède aux deux modes de communication traditionnels. Le premier, que j’appelle  » le guichet « , (1V1) a été inventé pour permettre à l’administration (SNCF, Sécurité sociale, Trésor public,…) et aux citoyens  » usagers  » de se rencontrer.
Le deuxième mode de communication, l’image, révolutionnaire en son temps, est un mode de diffusion pyramidal. Du haut de la pyramide, quelques uns (les chaînes de télévision, les radios, les éditeurs de journaux,…) s’adressent à des milliers ou à des millions de gens. C’est le fameux 1vT (top-down) caractéristique de l’évolution de ces cinquante dernières années. Avec l’internet, un troisième mode de communication apparaît : le  » TVT « ,  » tous vers tous  » ou  » de groupes à groupes « , (en anglais « many to many », « number to number », N2N). Les utilisateurs peuvent transmettre de l’information à travers leur site web, un Blog(2) ou un Vlog(3). Ils décideront d’agir soit de manière subversive (par exemple en bloquant un site pendant quelques heures -l’attaque contre Yahoo en 2000 est un cas d’école- ou en propageant un virus du type  » I love you « ) soit de façon constructive, par exemple en participant en direct (grâce à une webcam) à des émissions de télé, de radio, ou à des « chats »(4). Avec Internet, la règle du jeu change complètement. Face aux pouvoirs publics et privés apparaît un véritable pouvoir citoyen. Internet est le média des masses par excellence.


VA : La multiplication des blogs est-elle le symptôme de l’émergence d’un véritable contre-pouvoir citoyen face aux pouvoirs traditionnels (institutionnels, économiques, politiques…) en place ?
JdR : Face aux détenteurs des vecteurs de la diffusion pyramidale, que j’appelle les  » vectorialistes  » (les  » majors  » de la musique, les grandes chaînes de TV, les grands éditeurs de journaux) qui veulent continuer à nous obliger à passer sous leurs fourches caudines, nous observons effectivement la montée en puissance de groupes (de consommateurs, de passionnés, de lobbies divers,…) capables de se connecter massivement et avec une réactivité immédiate. Ces groupes que l’on appelle les « Pro-Ams » ( » professionnels amateurs « ) disposent d’outils de pouvoir (que les anglo-saxons nomment  » empowerment tools », c’est-à-dire, conférant de la puissance et de la sélectivité au consommateur. Les pro-ams commencent à inquiéter les modèles économiques classiques (reposant sur la gestion de la rareté de l’énergie et des biens matériels) en inventant un rapport de force et un nouveau pouvoir susceptibles de contrebalancer le pouvoir traditionnel jusque là sans partage des  » vectorialistes « .
Tous ces  » empowerment tools  » qui emportent l’adhésion (les  » killer Applications  » ou  » KillerAps « ) : le courrier électronique (même si l’email a été détourné à des fins marketing) ; le SMS (qui doit son succès aux ados) ; la Messagerie Instantanée (ou  » IM « , comme MSN par exemple) et le  » chat « , ont été inventés par les utilisateurs. Si l’IM est aujourd’hui de plus en plus utilisée dans les entreprises, personne n’y croyait à l’origine. Hormis les ados… Le P2P ( » Peer2Peer  » ou de  » particulier à particulier « ) est utilisé pour échanger de la musique (avec  » iTunes  » par exemple, l’internaute peut télécharger de la musique et écouter sa propre compilation sur son iPod(baladeur MP3) ou sur son lecteur CD) ou de la vidéo et, bientôt, du savoir-faire et de l’expertise. Le VOIP avec Skype (« voice over IP ». En français « la voix sur IP » -pour Internet Protocol-). Skypeest un système de téléphonie mondiale gratuit qui utilise la technologie P2P pour permettre aux utilisateurs qui ont téléchargé le logiciel de se parler via leur PC. La voix est transformée en MP3, donc d’excellente qualité, ce qui n’est pas le cas avec Net2Phone ou MSN Phone. De même, tout ce que nous appelons le  » people to people  » ou le  » social networking « , c’est-à-dire tous les outils de mise en contact des gens pour se rencontrer, se marier ou tout simplement pour se parler, se découvrir des affinités, adhérer à des valeurs communes et créer des groupes, des clubs.


VA : Comment les « vectorialistes » peuvent-ils contrer le pouvoir des pro-ams ?
JdR : Puisque dans le mode TVT ( » Many 2 Many « ) les modèles économiques traditionnels ne s’appliquent plus, la gestion de la rareté va se transformer en un modèle économique de pouvoir qui revient à créer de la rareté pour pouvoir générer du profit. Aujourd’hui, nous retrouvons cette création de la rareté dans de nombreux domaines. Ce sont les vectorialistes qui réclament des mesures juridiques à l’encontre des internautes qui téléchargent gratuitement de la musique sur internet. Cela pour forcer les utilisateurs à passer par les majors incontournables de la musique.
Comme l’exprime très bien Michel Serres : nos sociétés modernes sont  » des sociétés de la mise en scène de la peur « . Et cette mise en scène profite au politique, au médiatique et au juridique, qui ont besoin pour exister de se nourrir de la peur permanente des gens (du terrorisme, des catastrophes écologiques, de l’insécurité, des émigrés, du chômage, de la pédophilie, des prostituées,…). Ainsi, la gestion de la rareté va de pair avec la gestion de la peur. Toutes ces peurs, alimentées quotidiennement par les journaux télévisés, servent à faire pression sur les citoyens pour les obliger à passer sous les fourches caudines des vectorialistes et leur faire accepter des contraintes de plus en plus sécuritaires.
Toutefois, depuis quelques temps, le paysage est en train de changer. Le public croit de moins en moins aux passages obligés des vectorialistes et fait de moins en moins confiance aux journalistes traditionnels. Chaque jour, des journaux multimedia en ligne, les  » Citizen journal  » (ou  » journaux citoyens « ) se créent un peu partout sur la planète. De plus en plus de sites web et de blogs proposent aux internautes d’écrire leurs propres articles et, ainsi, de faire concurrence aux journalistes professionnels. La gestion de la rareté est progressivement remise en cause par la  » gestion de l’abondance « .
 » Abondance « , un mot particulièrement difficile à prononcer dans un monde où soixante pour cent de la population des pays en développement vit au-dessous du seuil de pauvreté(5). J’emploie cette notion pour signifier que nous sommes entrés, avec la société de l’information, dans l’ère de l’abondance numérique.
Si l’ère de la société de l’énergie est fondée sur le  » zero sum game  » de la théorie des jeux (si je donne mon argent ou un bien matériel, je le perds) l’ère de la société de l’information repose sur la circulation de flux numériques (images, textes, sons, monnaies,…). C’est le  » non zero sum game « . Selon la théorie des jeux : ce que j’ai, je le garde toujours. Dans ce système, l’internaute qui enregistre une musique peut créer de la valeur ajoutée. C’est d’ailleurs ce que vous allez faire en diffusant cet entretien sur votre site web : vous apportez une valeur ajoutée à vos Di@logues Stratégiques, et moi je possède toujours mon information. La valeur ajoutée classique se crée de manière linéaire : un produit brut se transforme en produit semi fini, puis en produit fini. Dans la société de l’information, non seulement le numérique ne se perd pas, mais sa vie se poursuit. Dupliquer du numérique coûte zéro. La valeur ajoutée est énorme dès le moment où se crée une synergie entre plusieurs niches et entre plusieurs effets qui se cumulent, s’amplifient, ou s’auto-catalysent.


VA : L’ère de l’abondance numérique peut signifier plus de démocratie… ou plus de désordre ?
JdR : Les citoyens sont en train d’inventer une nouvelle démocratie, non pas une  » E-démocratie  » caractérisée par le vote à distance via internet, mais une vraie démocratie de la communication. Cette nouvelle démocratie, qui s’appuie sur les  » médias des masses « , émerge spontanément, dynamisée par les dernières technologies de l’information et de la communication auxquelles sont associés de nouveaux modèles économiques. Ni les vectorialistes traditionnels, ni les politiques, n’en comprennent véritablement les enjeux.
Avec ses 35 millions d’utilisateurs dans le monde,  » Skype  » incarne l’un de ces nouveaux modèles économiques. Non seulement, Skype gagne de l’argent, mais en plus je fais le pari qu’elle ne va pas tarder à être cotée en Bourse… Comme Amazon, Yahoo, Google ou Netscape à l’origine, Skype est porté par une vague de jeunes utilisateurs et  » surfe sur le flux « .
Le flux créé par la gratuité est tel qu’il suffit à la société de prélever quelques cents d’euro sur des fonctionnalités auxquelles les utilisateurs sont attachés. L’utilisateur paie en temps réel de nombreux petits avantages personnalisés, par exemple : ne pas figurer dans l’annuaire ; pratiquer la téléconférence à plus de six personnes (ce service est gratuit en audio jusqu’à un certain nombre de participants) ou, bientôt, en visionconférence avec une webcam, etc. Le fournisseur récolte ainsi quelques cents multipliés par des dizaines de millions d’usagers… C’est en cela que consiste le principe de création de valeur ajoutée par synergie de niches et l’effet multiplicateur des flux d’usages personnalisés. C’est aussi la base de la  » nouvelle nouvelle économie « , la  » new new economy « , dont nous reparlerons.
De nombreuses start-up des médias des masses sont fondées sur cette idée. Par exemple, la société « Cybion » lance -et j’y participe- « AgoraVox.fr » (ou AgoraVox.com) un « journal citoyen » en ligne exclusivement écrit par les lecteurs. Toutes les rubriques habituelles (santé, sciences, technologie, éducation, politique, étranger,…) sont présentes, et les « blogueurs » écrivent dans la langue de leur choix.


VA : Au-delà des modèles économiques traditionnels de la rareté (de l’énergie et des biens matériels) une économie de l’abondance, fondée sur le numérique, permet ainsi aux utilisateurs de gagner de l’argent…
JdR : C’est le principe de  » l’économie de la gratuité  » : Il suffit de surfer le flux en ajoutant à ce flux de nombreux petits services personnalisés que les utilisateurs accepteront de payer. Toute la création collective (en particulier le  » logiciel libre  » actuellement au coeur d’une bataille juridique(6)) repose sur cette idée simple.
Qu’il s’agisse du texte, du son, de l’image ou de l’expertise, les médias des masses ont déjà commencé à contrebalancer les modèles économiques classiques en faisant émerger de nouveaux modèles. Sur un plan technologique les médias traditionnels sont en train de se faire dépasser par les médias des masses en pleine explosion. Face au texte  » traditionnel  » : les  » Blogs  » ;  » Wiki(7) » et autres  » Citizen journal  » (ou journaux citoyens) permettent de faire remonter l’information TVT (tous vers tous) et de court-circuiter les vectorialistes. Le plus connu des wiki est l’encyclopédie « Wikipedia » (un million d’articles sur tous les sujets, rédigés à l’échelle planétaire et en trente six langues). Parallèlement aux wikis du Net, les wikis de l’intranet se multiplient. Des entreprises créent des wikis professionnels pour permettre à leur personnel de contribuer à une banque de ressources utilisable par tous les salariés ayant accès à l’intranet. Les journaux citoyens tels que AgoraVox(8) en France, ou « OhMyNews  » en Corée connaissent un succès surprenant.
Les  » blogueurs  » (qui contribuent indifféremment à un blog, à un wiki ou à un citizen journal) sont des internautes passionnés par un sujet et souvent mieux informés (ou plus tôt) que les journalistes. Il arrive d’ailleurs que certaines  » news  » soient reprises par de grands médias traditionnels comme Le Monde ou CNN..


VA : Comment peut-on être assuré de la la fiabilité et de la qualité de ces médias des masses ?
JdR : Un système de validation pyramidal garantit la qualité des wiki et des  » citizen journal  » sérieux. Des  » agents intelligents  » et les moteurs de recherche dispatchent automatiquement le flot d’articles proposés, après les avoir indexés par mots-clés, vers les boîtes mails des  » éditeurs  » répartis dans plusieurs pays. Un éditeur étant un spécialiste d’un sujet donné, un  » pro-am  » légitime (numismates, philatélistes, ornithologues… tous les sujets sont possibles) accepté par un groupe composé d’une centaine de membres. Cet éditeur pro-am pourra valider, corriger ou réorienter le texte vers un autre éditeur si nécessaire. Grâce à ces nouveaux médias des masses, une nouvelle expression citoyenne est en train de voir le jour et, comme toujours, le meilleur et le pire se côtoient..


VA : On entend de plus en plus parler de ces nouvelles technologies (le podcasting, la P2P TV, l’ultra large bande, etc) concurrentes des systèmes de diffusion (radio ou télé) traditionnels. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
JdR : Face au son tel que nous le connaissons dans le modèle classique, le « podcasting(9) » explose. Avec le SDR (Software Defined Radio) une technique révolutionnaire qui permet désormais à tout objet électronique de devenir récepteur radio (lecteur DVD, gameboy, magnétoscope, télé, téléphone,…) il est possible de transférer en P2P depuis son PC ou son iPod une émission diffusée sur n’importe quelle radio FM après l’avoir transformée en MP3. N’importe qui peut ainsi imaginer son programme audio personnel et le réémettre librement sur internet. Nul besoin d’avoir une fréquence attribuée par les autorités de régulation des télécommunications pour émettre…
Comme pour la réémission des flux radio, il sera bientôt possible, à partir de son ordinateur personnel, de transférer sur le Net des émissions de télé. Grâce au système développé par Guido Ciburski (cf.  » CyberSky.com « ) les internautes vont pouvoir créer leurs propres images et les diffuser gratuitement en  » P2P TV  » ( » peer 2 peer TV « ) avec  » BitTorrent « , un logiciel téléchargeable gratuitement sur le net. Comme pour la musique, ou le son avec Skype, chaque PC est le relais d’autres ordinateurs connectés en réseau et réalise un double travail : re-router le flux tout en améliorant la qualité. Avec BitTorrent, plus vous  » downloadez « , plus vous êtes un  » uploader « . En français : chaque personne qui télécharge devient lui-même un site miroir de téléchargement pour un autre uploader. Ainsi, plus les internautes seront nombreux à télécharger, plus l’opération s’effectuera rapidement. C’est le  » système des vases communicants numériques  » en quelque sorte.
La télé numérique fonctionnera sur ce même principe. N’importe quel PC ou PDA (assistants personnels) possèdera des capacités de retranscription. L’image qui apparaîtra sur ces petits écrans pourra être retransmise sur un écran plus grand et plus confortable au moyen d’une toute nouvelle technologie sans fil,  » l’Ultra Wide Band  » (UWB).
Imaginons une convergence entre RSS-Fi (Real Simple Syndication(10)), wiki, P2P TV et BitTorrent. A chaque fois qu’une émission nouvelle est signalée, l’abonné aux chaînes de télévision pro-am est averti par le système RSS. Des  » agents intelligents  » se connectent automatiquement et enregistrent sur un disque dur les émissions qu’ils sont allés glaner aux quatre coins du monde. Dans le même esprit que les blogs, vlogs, wiki, citizen journal et autres podcasting, une télé de médias des masses va apparaître.
Le dernier aspect des mass media traditionnels est lié à la publicité. Alors que la tendance dans la société de l’information est à la publicité personnalisée, niche par niche, marché par marché (ou  » nano advertising « ), la publicité continue à se faire de manière pyramidale dans la société de l’énergie. Toutefois, les annonceurs commencent à s’apercevoir que la montée des médias de masse (blogs, vlogs, wiki, citizen journal, pages web personnelles, podcasting,…) correspond à des niches de marchés spécifiques (les amateurs de tel style de musique, de tel type de voyage, de tel ou tel sport,…) et découvrent que les messages publicitaires très ciblés sont plus efficaces que les campagnes massives de publicité non différenciée… La publicité est en train de se déplacer des mass médias traditionnels vers les médias des masses.
Il y a quelques mois, le président d’une des plus grandes chaînes de télévision française a déclaré que le métier de la télévision consistait à envoyer des téléspectateurs vers des annonceurs et non des contenus vers des téléspectateurs… En d’autres termes, les annonceurs priment sur les téléspectateurs de plus en plus  » captifs  » ; d’où les programmes de bas niveau, comme ces émissions à comptes à rebours régulièrement diffusées sur TF1 ou M6. Je pense que cette télévision là est en train de mourir.
Je pense également que les mass médias et leur modèle économique traditionnel -avec son système pervers, la peur et la création de la rareté- sont chaque jour un peu plus ébranlés par les médias des masses fondés sur la notion d’abondance et sur le flux permanent des connexions et des relations.


VA : Face à cette déferlante, que va-t-il rester aux majors ?
JdR : Les majors fourbissent leurs armes et opposent une résistance farouche, par exemple en poursuivant devant les tribunaux les internautes téléchargeant illégalement de la musique sur leur PC. La répression dans ce domaine a montré ses limites. Je pense que c’est un combat d’arrière garde. Les majors tentent d’imposer leurs standards, suivant en cela l’exemple de Bill Gates qui a contraint les utilisateurs de PC à utiliser les standards Microsoft. Mais les standards séduisent de moins en moins les internautes qui leur préfèrent des systèmes ouverts comme IP, Wi-Fi (Wireless Fidelity) ou WiMax(11) (Worldwide interoperability for Microwave Access, qui élargit la zone de diffusion des réseaux Wi-Fi à plusieurs dizaines de kilomètres) même s’ils sont parfois moins performants. L’encryptage est un autre moyen de lutte. Toutefois, même si certains encryptages sont extrêmement complexes, il existera toujours des hackers pour casser les codes et entrer dans les systèmes… C’est la guerre du glaive et du bouclier. Enfin, les majors essaient de rendre les utilisateurs  » dépendants « . C’est bien dans ce but qu’il est devenu beaucoup plus facile d’installer un logiciel (et pas seulement un logiciel Microsoft) que de le désinstaller…


VA : Dans ce contexte, comment les régulateurs peuvent-ils se situer ?
JdR : La régulation ne pourra plus s’effectuer du haut de la pyramide vers le bas. Plus personne, en effet, n’acceptera que des technocrates basés à Bruxelles ou ailleurs décident seuls dans leur coin. Si les communications  » tous vers tous  » se sont si rapidement développées sur le réseau, c’est bien le signe que les utilisateurs refusent le dictat de quelques uns.
On pourrait imaginer une autorégulation ou une  » co-régulation citoyenne « , mais je pense qu’il encore trop tôt. Je crois que les utilisateurs ne sont pas prêts. Les citoyens n’ont pas encore réellement pris conscience qu’en s’unissant avec cohérence et intelligence, ils pourraient créer un contre pouvoir ou une  » intelligence collective « .
Pour le moment, l’expression de cette intelligence collective se limite à descendre dans la rue avec sa caméra vidéo ou des caméras de télévision, ou à des manifestations spontanées telles que celles étudiées par le spécialiste des implications sociologiques des nouvelles technologies, Howard Rheingold(12), dans son livre  » Smart Mobs « . Je pense que les internautes commencent seulement à réaliser à quel point le Net du futur va leur permettre d’exercer leur pouvoir, si tant est qu’ils parviennent à se montrer solidaires et organisés… Les media des masses, seuls véritables médias démocratiques, vont radicalement modifier la relation entre le politique et le citoyen et, par voie de conséquences, avoir des impacts considérables dans les champs culturel, social et politique.
Je crois que le bras de fer est en train de basculer en faveur des citoyens, mais je ne peux pas présumer de la victoire des médias des masses sur les mass médias . En revanche, mon rôle d’observateur des tendances technologiques et de la convergence des technologies entre elles, m’incline à remarquer des signaux forts auxquels, en général, nous ne sommes pas suffisamment attentifs car ils ne s’intègrent pas dans les modèles économiques et politiques auxquels nous sommes habitués.


VA : Votre vision de l’ère de l’information est résolument optimiste. Pensez-vous que les bénéfices à venir (plus de communication, plus de démocratie,…) vont occulter les aspects négatifs de l’ère de l’information (le piratage, les virus, l’atteinte à la vie privée,…) ?
JdR : J’aurais pu, bien sûr, dresser un panorama entièrement négatif et présenter le versant obscur de la mutation que nous sommes en train de vivre. En effet plus la personnalisation (des services, des biens, des goûts,…) sera grande, plus le risque d’atteinte à la vie privée sera fort. Plus il y aura de téléphones ou de PDA connectés, plus la localisation géographique se développera. Plus nous effectuerons de transactions, plus les attaques de hackers, de virus, les vols de numéros de cartes de crédit, les spams,… seront nombreux. En tant que communicateur scientifique, je me place délibérément du côté de la construction plutôt que de la destruction. J’essaie d’indiquer des pistes et d’aider les citoyens à construire leur avenir plutôt que de subir les événements.
Je pense que nous sommes tous co-responsables de notre avenir. A nous d’arbitrer en permanence. Pour réussir cette co-régulation citoyenne, nous devons évoluer vers des valeurs positives pour l’humanité et nous entendre sur le sens du mot  » positif « . Et cela ne signifie pas seulement : plus de croissance économique. Sur ce point, je rejoins Patrick Viveret qui nous incite à « grandir en humanité plutôt que grandir en économie« .


NOTA : Les formules suivantes : 1V1, 1VT, TVT, TV1 signifient respectivement :  » un vers un « ,  » un vers tous « ,  » tous vers tous « , et  » tous vers un  » et, en anglais : 121, 12N, N2N, N21 ; c’est-à-dire respectivement :  » One to one « ,  » One to many « ,  » many to many  » et  » many to one « .


*Joël de Rosnay*, Conseiller du Président de la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette et Président exécutif de Biotics International.
Docteur ès Sciences, spécialiste des technologies avancées et des applications de la théorie des systèmes, Joël de Rosnay est Conseiller du Président de la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette et Président exécutif de Biotics International. Cet ex-chercheur et enseignant du
Massachussetts Institute of Technology (MIT) a été Directeur des Applications de la Recherche à l’Institut Pasteur. Par ailleurs, il a écrit de nombreux livres de vulgarisation scientifique dont :  » La plus belle histoire du monde  » avec Yves CoppensHubert Reeves et Dominique Simonnet (96), « L’homme symbiotique, regards sur le troisième millénaire  » (Seuil. 95),  » L’aventure du vivant  » (88),  » Le cerveau planétaire  » (86). » La malbouffe  » (79),  » Le macroscope  » (75).



Lire aussi ses autres interviews :  » Parce que le monde et les temps changent  » (avec Edgar Morin et René Passet. Juin 2002) ;  » Le E-learning, un enjeu majeur de l’internet du futur  » (mars 2001). Lire également : « Fin de l’époque pionnière des réseaux de blogs ? » (Didier Durand pour AgoraVox 7/10/05) et l’interview LA REVOLTE DU PRONETARIAT (Véronique Anger pour AgoraVox. 18/10/05). « La Révolte du pronétariat » est publié chez Fayard/Collection Transversales(sortie : début janvier 06).


Joël de Rosnay vient de publier « Une vie en plus. La révolution de la longévité » avec Jean-Louis Servan-Schreiber, François de Closets et Dominique Simonnet (Seuil. 10/2005).
A paraître aux éditions Des Idées & des Hommes : « 2016 : Les scénarios du futur ! » (avril 2007)


Pour illustrer cette interview, il est également intéressant de visionner ce « reportage prospectif daté de 2014 » qui synthétise avec humour le chemin qui va nous mener à la fin des médias traditionnels pour aboutir à des fils d’informations automatiques, personnalisés, reconstitués à partir d’une multitude de témoignages mis en ligne par les internautes du monde entier (Epic – Museum of Media History).


(1) Depuis la « Bible de Gutenberg » tirée à quelques dizaines d’exemplaires en 1455, on estime, 50 ans plus tard entre quinze à vingt millions le nombre de livres imprimés dans toute l’Europe. Plus d’infos sur : http://www.herodote.net/14680203.htm. Ce premier livre imprimé à quelques dizaines d’exemplaires recueille un succès immédiat. Il est suivi de beaucoup d’autres ouvrages et le procédé de Gutenberg se diffuse à très grande vitesse dans toute l’Europe (on ne peut s’empêcher de comparer ce succès à celui de l’internet)
(2) Blog ou  » web-log  » : site web permettant à d’autres personnes de se connecter ( » log « ). Tous les abonnés à un blog sont reliés entre eux par le logiciel RSS-Fi (Real Simple Syndication). Ce système collectif permet d’avertir les abonnés en temps réel dès qu’une mise à jour est effectuée
(3) Vlog ou  » video blog « 
(4) Discussions  » en ligne
(5) En France, le Conseil de l’emploi, des Revenus et de la Cohésion sociale estime à un million le nombre d’enfants vivant au-dessous du seuil de la pauvreté
(6) Ces pouvoirs qui s’affrontent sont très parfaitement décrits par Philippe Aigrain dans son livre  » Cause commune  » et Valérie Peugeot dans ses articles pour l’association VECAM. Lire aussi : « Brevets, industrie et recherche du point de vue du développement  » (P. Aigrain) et  » La coopération, levier de la création individuelle à l’ère du numérique  » (V. Peugeot)
(7) Wiki,  » Vite ! Vite !  » en Hawaïen : site Web dont tout visiteur peut modifier les pages à volonté
(8) En beta test jusqu’au 15 mai 2005
(9) Podcasting : composé des mots iPod , webcasting , et broadcasting. Visiter le site Arte-Radio.com
(10) RSS-Fi : système collectif permettant d’avertir les abonnés en temps réel dès qu’une mise à jour est effectuée
(11) Wi-Fi permet de créer des réseaux locaux sans fils à haut débit et de relier des PC, PDA ou tout périphérique à une liaison haut débit dans un rayon de vingt à cinquante mètres. WiMax élargit la zone de diffusion des réseaux Wi-Fi à plusieurs dizaines de kilomètres. Plus d’infos sur :http://www.01net.com/article/219958.html
(12) Howard Rheingold vient de publier  » Smart Mobs. The Next Social Revolution  » ( » Les foules intelligentes. La prochaine révolution sociale « ). Il est également l’auteur de plusieurs livres sur les communautés virtuelles :  » Virtual Community « ,  » Virtual Reality « ,  » Tools for Thought « .