De l’idole au bouc émissaire
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- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé





Les Di@logues Stratégiques (07/02)

Comment passe-t-on du statut d’idole à celui de bouc-émissaire ? L’exemple des « Bleus », éliminés prématurément de la coupe du monde, est l’occasion de remettre au goût du jour la fameuse théorie de René Girard.
Le point de vue sans langue de bois du Dr Erick Dietrich*, médecin psychanalyste, directeur de recherche et d’enseignement à l’institut francophone de psychosomatothérapies, responsable du département de victimologie de Paris XVII.



Véronique Anger : Selon vous, comment passe-t-on du statut d’idole à celui de bouc-émissaire ? L’exemple des Bleus m’a semblé un sujet d’étude intéressant pour mieux comprendre la théorie de Réné Girard.


Dr Erick Dietrich :
La fonction originelle du bouc-émissaire(1) était de racheter les fautes. Pour pouvoir répéter sa faute en toute impunité, et donc éviter de se remettre en cause, le véritable coupable va « faire pardonner » sa faute en la faisant porter sur autrui. Il va ainsi « restaurer la bonne conscience » en créant l’illusion que la morale est sauve.
Dans nos sociétés modernes, les boucs-émissaires sont choisis selon des critères précis. L’individu ou le groupe d’individus est désigné parce qu’il dérange. Il peut également être choisi à cause de ses différences (souvent ethniques) qui vont attirer sur lui une agressivité (parfois préméditée).
Vous vous situez volontairement sur le registre du sport, mais cette question pourrait se poser dans bien d’autres domaines (affaires, politique, religion,…).
Le « cas » de l’équipe de France mérite qu’on s’y arrête effectivement. Au départ, les Bleus ne jouent pas le rôle du bouc-émissaire. En réalité, ce serait même plutôt l’inverse.
Le pouvoir politique a utilisé les « désirs mimétiques(2) » pour installer dans les esprits, par la « pensée magique(3) », l’idée que l’équipe nationale (représentant narcissique du pouvoir politique en place) grâce à ses exploits permettra non pas de racheter la faute, mais d’atténuer les fautes des hommes politiques et les dysfonctionnements d’un système, qui apparaît, grâce à la victoire, comme le meilleur.
La réussite des Bleus aurait pu à nouveau être utilisée comme symbole de la grandeur du dirigeant en place. Aujourd’hui, il s’agit de Jacques Chirac, mais ne vous y trompez pas, la tentative de manipulation aurait été exactement la même dans un contexte politique différent. Ce principe très ancien continue à faire ses preuves depuis plusieurs millénaires déjà…
Porteurs d’enjeux qui ne leur appartiennent pas, les Bleus risquent s’ils échouent de devenir boucs-émissaires. Du système d’idéalisation au système du bouc-émissaire, il n’y a alors qu’un pas, vite franchi, comme vous avez pu l’observer.


VA : Comment expliquez-vous la « défaillance » d’une équipe aussi brillante ?
Dr ED :
Les sponsors et les nombreux contrats publicitaires, ont contribué me semble-t-il à la décompensation des joueurs sur un plan psychologique.
Les enjeux sont devenus trop importants et se sont éloignés des objectifs purement sportifs. Or, le sportif, en particulier de très haut niveau, a besoin d’être détendu, de se sentir bien dans sa tête. Quelle que soit sa rémunération, s’il devient porteur d’enjeux qui le dépassent, il pourra se démotiver.
A ce propos, l’argent est un élément supplémentaire dans le choix des Bleus comme boucs-émissaires. A nouveau apparaît le désir mimétique, c’est-à-dire le désir que l' »autre » a de posséder. L’envieux tentera par tous les moyens de s’approprier ou de détruire l’objet de ses désirs, que l’autre possède.
Si celui qui est idéalisé reste suffisamment intouchable, « les autres » vont continuer à l’admirer. Dès lors que son aura vacille, ceux-ci vont alors s’acharner sur lui et le massacrer avec d’autant plus de violence qu’ils l’auront adoré.


VA : Quels sont, selon vous, les véritables enjeux ?
Dr ED :
Le sport incarne l’un des moteurs de l’enthousiasme et de la passion des foules. Grâce à lui, une partie de la population va s’investir personnellement et atteindre un certain épanouissement physique, voire spirituel.
Il est intéressant de noter que, historiquement, le sport reflète la violence du peuple qu’il représente. Plus exactement, il reflète la violence des représentants du peuple qu’il représente…
Les origines du sport remontent aux olympiades grecques et aux jeux du cirque romains. Le parallèle entre le sport moderne et les olympiades ou les jeux est tout à fait pertinent. En effet, l’intérêt des jeux du cirque visait déjà à détourner le regard du peuple des joutes politiciennes. Vous voyez donc que le sport est lié très tôt au pouvoir politique.
Lors des premières organisations mondiales de la coupe de football, notamment en 1934 en Italie, le régime fasciste a utilisé le sport pour servir ses intérêts et s’ériger en maître du monde. Il n’a pas hésité à déclarer que son équipe de foot représentait « l’idéal fasciste du sport ». Une « petite phrase » tout à fait symbolique du climat de l’époque…
« Le socialisme est le système le mieux adapté à l’accomplissement physique de l’individu ». Cette autre affirmation est extraite d’un article de La Pravda. En d’autres termes, remporter les jeux olympiques serait la preuve que le socialisme est le système le mieux adapté à l’accomplissement physique de l’individu.
Ces deux exemples (je pourrais en citer des centaines) illustrent à quel point le sport peut-être porteur d’enjeux politiques.
La coupe du monde de football 2002 a montré l’énormité des enjeux financiers. Le point de vue des sponsors a peu à voir avec l’idée que la population se fait généralement du sport. Leur credo : « pour que le sport soit rentable, il faut gagner ».
Des enjeux politiques viennent évidemment s’insinuer dans les enjeux financiers. Ils se fondent sur un principe simple : le sport permet d’exister ; par conséquent, il permet à la politique d’exister à travers lui.
Après l’élimination des Bleus, un homme politique français d’extrême droite a osé affirmer : « Il est normal que les Pays-Bas gagnent car ils ont une vraie équipe européenne. On se rend compte qu’en France, on a une équipe faite de beurs, de noirs et de basanés ».
A l’évidence, une telle déclaration, qui parvient tout de même à être diffusée sur les ondes, montre à quel point l’équipe des Bleus est porteuse d’enjeux pour les hommes politiques.


VA : Selon vous, culturellement et historiquement, le sport incarnerait la violence du système en place ?
Dr ED :
Il joue un rôle de fusible. Un état démocratique a besoin d’asseoir son pouvoir, surtout s’il n’est pas aussi démocratique que cela…Les Bleus, en tant que symboles de la grandeur d’un pays, représentent pour le pouvoir politique le moyen d’obtenir l’adhésion des masses et de la jeunesse.
En réalité, je pense que la France, comme la plupart des pays qui se disent démocratiques, n’est en fait qu’une fausse démocratie. Je ne crains pas d’affirmer que le pouvoir est totalitaire.
Et pour qu’un pouvoir totalitaire fonctionne, il lui faut recourir à la violence. Or, dans un pays dit « démocratique », il lui est impossible d’utiliser une violence directe. Par conséquent, il va essayer d’utiliser des contre-violences, ou plus exactement des violences « légitimes », qu’il opposera à celle des banlieues par exemple. Il suffit de laisser croître la violence des autres pour légitimer ensuite sa propre violence.
Tant que cette violence existera, aucune autre ne se manifestera contre le régime en place.
En réalité, peu importe que les Bleus gagnent ou perdent. S’ils perdent, la violence se déchaînera contre eux, en particulier, contre leur entraîneur. Qui oserait remettre en cause le système du bouc-émissaire ? Exception faite de rares articles, les médias -sans doute trop dépendants du pouvoir politique- n’ont pas le courage de déranger le pouvoir en place.
Peu nombreux sont ceux qui ont apporté leur soutien aux Bleus après leur défaite. Pourtant, il aurait été facile de relativiser l’événement. Il ne s’agit après tout que d’une compétition. Il aurait été raisonnable que les hommes politiques et les sponsors rappellent que cette équipe a fait rêver tout un pays en étant championne du monde et championne d’Europe il n’y a pas si longtemps…


VA : Pourquoi la théorie du bouc-émissaire est-elle inusable dans nos sociétés dites « civilisées » ? Comment sortir de ce système ?
Dr ED :
Dans le système du bouc-émissaire, il faut un fautif, un sacrifié. En d’autres termes, pour s’en sortir, il faut « décapiter » le coupable désigné.
Je constate simplement qu’il est facile pour des sociétés industrielles, dites civilisées, de critiquer les pays en voie de développement, dits « primitifs ».
Le mécanisme du bouc-émissaire peut-être considéré comme une réaction humaine « normale » dans les sociétés primitives. En revanche, nous devons nous interroger sur les raisons pour lesquelles ce système « pervers » survit, avec l’assentiment général, dans nos sociétés civilisées.
Même dans les pays industrialisés, la magie est toujours là puisque le bouc-émissaire remplit encore pleinement sa fonction originelle.
Toute tentative d’évolution de l’humanité vers un système différent est immédiatement attaquée et détruite, car elle remet en cause le pouvoir en place. La seule façon de s’en sortir serait de supprimer les pouvoirs…


(1) Lire l’excellent livre de René Girard  » Le bouc-émissaire  » (Grasset. 82) Plus d’infos sur: http://home.nordnet.fr/~jpkornobis/TextesGirard1.htm ou
http://membres.lycos.fr/yrol/LITTERA/GIRARD/biblio.htm
(2) Désir mimétique, ou rivalité mimétique : l’envieux tentera par tous les moyens de s’approprier ou de détruire l’objet de ses désirs, que l’autre possède. L’objet convoité va devenir la source d’un conflit générateur d’une lutte à mort entre les deux camps. La communauté est alors en danger, il faut une échappatoire : soit un combat fratricide, soit un le bouc-émissaire.
(3) Pensée magique : idée selon laquelle penser quelque chose serait la même chose que de la faire. Courante dans les rêves, dans certains désordres mentaux et chez les enfants.


*Le Dr Erick Dietrich est docteur en médecine, lauréat de l’Institut de Sexologie de Paris, sexologue clinicien de la faculté de Médecine, psychosomatoanalyste et victimologue formé au Centre International des Sciences Criminelles et Pénales. Membre de la Société Française de Sexologie Clinique, Directeur de recherche et d’enseignement et Président de la Fédération Française des Thérapeutes, il est aussi spécialiste en stratégies de la communication. Il a écrit plusieurs articles sur la théorie du bouc-émissaire de René Girard et est l’auteur de nombreux livres parmi lesquels : « Précis de sexologie et de sexopathologie » ; « Une Nouvelle vision de la thérapie et Harmonie et sexualité de couple » (J’ai lu). En 2005, il a publié : « Miroir de femmes » (Editions CampoAmor/Les Portes du Monde) ; « COUPLES DE LEGENDE. DU MYTHE A LA REALITE » (avec Charlotte Roudaut. Editions CampoAmor/Les Portes du Monde) et « Il est interdit d’interdire » (avec Stéphanie Griguer.. JML Editeur). Plus d’infos plus : http://www.psycho-ressources.com/erick-dietrich.html et http://sexopsy.stcom.net/Victimologie/Default.htm