Des « automates intelligents » pour favoriser l’interdisciplinarité
Comments 0
- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé



(Les Di@logues Stratégiques® N°30- 05/02)

Jean-Paul Baquiast* a fondé «  Les Automates Intelligents  » avec son complice, Christophe Jacquemin. Sa revue en ligne de vulgarisation scientifique traite d’intelligence artificielle, de robotique et de réalité virtuelle.
Toutefois, l’actualité scientifique laisse de plus en plus la part belle aux autres disciplines scientifiques et aux sciences sociales. Pour Jean-Paul Baquiast, il faut essayer d’être  » le plus transversal possible « .

Véronique Anger : Pourquoi avez-vous baptisé votre publication en ligne « Les Automates Intelligents » ? Est-ce votre intérêt pour les sciences de la cybernétique qui vous a soufflé ce titre ?
Jean-Paul Baquiast : Au cours de ma vie professionnelle dans l’administration, j’ai consacré beaucoup de temps et d’énergie à l’informatique. C’est ainsi que j’ai pu suivre l’évolution considérable de l’intelligence artificielle et prendre la mesure des enjeux qui y sont liés.
Avec mon ami Christophe Jacquemin, nous avons décidé de  » frapper fort « . Nous nous sommes intéressés à un sujet quasiment ignoré de l’intelligentsia traditionnelle. L’idée d’une intelligence placée dans les robots et autres automates dérangeait…
Nous aurions pu choisir pour titre  » Les robots intelligents « , mais  » automates  » (comprenez : automates logiciels, un énorme chantier pour l’avenir) nous semblait plus significatif et présentait l’avantage de se distinguer du robot humanoïde.
Actuellement, nous travaillons avec Alain Cardon, un ami scientifique, sur un projet de conscience articificielle. Il ne s’agit pas de construire un robot, mais un système informatique réparti.

VA : Les moyens de communication actuels favorisent le partage des connaissances avec les autres chercheurs, mais aussi avec le public. Pensez-vous, comme Hubert Reeves, que « La diffusion des connaissances prend une importance sociale considérable »? Faut-il vulgariser les savoirs de façon à ce que chaque citoyen possède un minimum de connaissances pour mieux comprendre les grands enjeux, et être acteur (1)?
JPB : Oui, bien sûr. Et c’est bien ce que nous essayons de faire, à notre échelle. Le programme de Hubert Reeves suppose un véritable engagement, notamment en ce qui concerne l’éducation nationale et la culture. Dans notre pays un peu  » scientophobe « , nous déplorons que les grands enjeux de la société ne soient pas débattus avec les citoyens. Techniciens, scientifiques,… réfléchissent dans leur coin.
Que faisons-nous vraiment pour essayer d’y intéresser les Français ? Il est certain qu’il existe de grandes lacunes dans le domaine des technologies de l’information, de même que dans toutes les matières scientifiques. Les revues scientifiques, par exemple, comptent très peu d’abonnés. Quant aux chroniques scientifiques, elles ressemblent davantage à des discussions de café de commerce qu’à de vrais éclairages sur des questions de fond…
La frilosité ambiante vis-à-vis des sciences est largement entretenue par les médias, les sociologues,  » médiologues  » et  » ceux qui ont le pouvoir de dire « .

VA : Si j’ai bien saisi la philosophie des Automates Intelligents, votre idée est de »décloisonner » les disciplines et de réunir sciences exactes et les sciences sociales. A l’ère d’internet, où chacun peut accéder à une pléthore d’informations, pensez-vous qu’il va devenir plus naturel pour les nouvelles générations d’intégrer et d’utiliser les connaissances dans un contexte plus complexe ?
JPB : A l’ère d’internet, il est plus facile de créer des liens entre les spécialités. C’est ce que nous essayons de faire dans  » Les Automates intelligents « .
J’ignore s’il va devenir plus naturel d’utiliser les connaissances dans un contexte plus complexe, car les disciplines sont toujours aussi cloisonnées. Chez les Chercheurs, dans le  » monde académique  » comme disent les Anglais, la situation est dramatique.
Le grand public montre un peu plus d’intérêt pour la transversalité. En revanche, bien des journalistes (télévision ou papier) ont du mal à envisager l’interdisciplinarité.
Pourtant, je suis convaincu de l’existence d’un lien immédiat entre l’évolution génétiquement programmée (un sujet tout à fait d’actualité) et l’évolution artificielle. Nous retrouvons les mêmes problématiques pour chacun. Comment les concevoir, sous quelles références, avec quels financements,…? Ces deux sciences concernent à la fois des systèmes vivants, biologiques et des systèmes liés aux technologies de l’information.
Prenons un autre exemple. Les nanotechnologies vont probablement devenir l’un des domaines les plus déterminants de la prochaine décennie. Elles associent biologie, génétique et systèmes de computation électronique.
Nous n’avons pas le temps de nous documenter dans les bibliothèques scientifiques, assez pauvres au demeurant sur ces sujets, aussi nous faisons des recherches sur le net.

VA : Votre revue me semble, paradoxalement, assez spécialisée « technologies ». Les progrès en médecine, en physique ou en sciences sociales ne méritent-ils pas aussi votre attention ?
JPB : Nous avons démarré avec la robotique, la vie artificielle et, très vite, nous avons découvert les questions liées aux sciences fondamentales en général (médecine, physique, sciences sociales,…). Bien évidemment, elles méritent notre attention, mais pour les traiter correctement, il faut être compétent.
Les sciences sociales me sont familières puisque j’en ai fait mon métier. J’essaie d’ailleurs d’écrire un livre sur ses applications à la politique. Mon objectif est de sensibiliser les Français à la nécessité de renouveler les sciences sociales pour rattraper notre retard dans ce domaine, grâce à ces approches de système complexe.
Pour ce qui est de la médecine, nous avons rédigé quelques chroniques sur les cellules souchesnotamment, et la génétique en général. Nous avons également présenté deux ou trois livres traitant d’astrophysique.
Enfin, dans l’un de nos derniers numéros, notre éditorial évoquait les recherches d’un biologiste écossais qui essaie de relier la biologie et la mécanique quantique. Nous sommes surpris que son livre,  » Quantum evolution  » (paru en anglais) reste totalement ignoré en France.
Notre lectorat est plutôt intéressé par la robotique, mais nous nous efforçons d’être le plus transversal possible.

VA : Selon vous, qui distille, trie, traite, vulgarise l’information en masse sur internet ? Qui sont les médiateurs ? Les journalistes ? Les gens comme vous ou moi ?
JPB : Je reproche aux journalistes papier de ne pas jouer le jeu… Ils rédigent leurs articles en s’aidant d’infos qu’ils sont allés récolter sur le net, mais ils ne citent jamais leurs sources.
Ce n’est pas l’esprit des Automates intelligents. Nous citons toujours les liens où nous avons trouvé nos infos. C’est aussi une façon d’élargir et d’améliorer nos contenus. Cela ne déprécie absolument pas notre discours.
Pendant longtemps, les journalistes ont refusé de s’intéresser à Internet. La presse comme la télé ont craint de perdre leur public. Par la suite, ils ont compris qu’Internet n’était pas un média concurrent, mais un outil complémentaire pour relayer l’info ou attirer une nouvelle audience. Depuis, de nombreux journaux dont  » Le Monde  » ou le féminin  » Elle  » possèdent leur rubrique internet.
On voit apparaître une autre forme de médiation : les internautes maîtrisant internet et les NTIC, qui publient leurs  » webzines  » et touchent un lectorat davantage intéressé par ce qui est  » en ligne « . Ces webzines restent assez confidentiels, et ne les lisent encore que les  » branchés « …

VA : Votre rapport sur la réforme de l’administration (98) n’a pas eu l’écho que vous espériez. Ne pensez-vous pas qu’il y a un décalage entre ce que vous proposez et les préoccupations des politiciens(1) ?
JPB : Je crois que ce rapport est toujours en avance sur son temps. En 99, me fondant sur ce travail, j’ai publié un livre chez Berger-Levreau.
En réalité, la réforme de l’Etat n’est pas un thème nouveau. Tout le monde en parle, mais personne n’en veut…
D’un point de vue dogmatique, je pense que cette réforme est largement conditionnée par l' » internetisation  » des citoyens. Si chacun prend l’habitude de s’adresser au gouvernement et aux administrations via des réseaux réactifs comme le net, tout peut changer. Cela posera inévitablement le problème de la  » fracture numérique  » qu’il faudra bien affronter.
J’entends dire que le haut débit n’est pas nécessaire pour faire de l’internet ; c’est scandaleux. Je pense, au contraire, que le haut débit à forfait illimité et à faible coût favoriserait le développement de l’internet en France.

VA : Votre article consacré au « Global Brain » de Howard Bloom m’a passionnée. Vous écrivez que les politiciens devraient connaître ce genre de travaux pour s’en inspirer. N’est-ce pas un peu utopique dans la mesure où le calendrier électoral table sur le court terme. Dans ces conditions, comment les politiques peuvent-ils avoir une vision globale claire de l’avenir ?
JPB : En France, il n’existe hélas aucun équivalent d’un « global brain« . Les écologistes, les anti-mondialistes, par exemple, utilisent l’email, mais ils n’ont toujours pas créé de portail de  » références croisées « .
Pour obtenir des réponses à des questions sur l’environnement ou sur tout autre sujet important, vous devez vous adresser à des organismes officiels, ou bien effectuer un travail de recherche digne d’un documentaliste.
Prenons l’exemple d’un sujet à la mode, l’insécurité. Il paraît qu’un réseau d’européens (40 centres dans dix pays) étudie le problème de la délinquance. Pourtant, ce réseau est totalement inconnu sur le net. Dans le domaine des sciences sociales et politiques, nous traitons toujours l’information comme nous le faisions à Sciences-Po dans les années 60…
Ce n’est pas la faute des politiciens si les individus qui entendent agir sur le monde n’ont même pas mis en place les moyens d’information nécessaires pour y parvenir.
Cela dit, les hommes politiques sont, pour la plupart, incapables de consulter leur boîte à lettres…


(1) Interview réalisée le 10 avril 2002 (avant les élections présidentielles…)


*Co-rédacteur en chef du site Automates Intelligents , Jean-Paul Baquiast est énarque, ancien haut fonctionnaire (Contrôleur d’Etat ; Conseiller aux nouvelles technologies au Ministère des Finances) de l’administration. Il est également à l’origine (et Président) de l’association « Admiroutes » sur le thème de « l’internet et la démocratisation de la société ».