Charles Goldfinger* est Consultant international spécialiste des questions liées à l’impact des technologies de l’information sur la stratégie des entreprises et les politiques économiques. Véronique Anger : Que pensez-vous des 12 principes de la Net Economy proposés par le journaliste américain Kevin Kelly, qui prévoit notamment que ce qui est gratuit sur le Net génère de l’argent ? Que pensez-vous de sa vision de la société dématérialisée et des effets d’amplification ?
Version Anglaise
Auteur de plusieurs livres, il publie régulièrement des articles sur la finance internationale, l’impact de la technologie de l’information et l’économie de l’information. Il donne de nombreuses conférences et anime des séminaires sur ces sujets pour des institutions telles que le World Economic Forum à Davos, la Banque mondiale, ainsi que pour plusieurs sociétés multinationales.
Charles Goldfinger : L’économie de l’immatériel(1) n’est pas, aujourd’hui, reconnue à sa juste valeur. Pourtant, elle représente déjà plus du tiers du commerce international et continue à progresser.
Il est clair que la nouvelle économie génère de la richesse économique. La captation de la valeur économique représente un enjeu essentiel. Or, s’il est aisé de déterminer la valeur d’un objet, comment peut-on évaluer le prix d’un bien immatériel, d’une idée par exemple ? Non partagée, celle-ci demeure sans valeur ; partagée, comment allez-vous en apprécier la valeur ?
Il existe plusieurs modèles, ou « business models » en langage internet. De même que Kelly a proposé ses principes de la Net Economy, j’ai défini mes « lois de l’immatériel* ». La plus importante est la suivante : « Catch the value wherever you can » (en français, « Capturez la valeur partout où vous le pouvez »).
Dans l’économie matérielle, la question de la propriété est claire. Le bien acheté est facturé au moment de son transfert. En revanche, dans le contexte de l’immatériel, la valeur économique devient très volatile. Pour certains, il faut se rémunérer sur les services ; pour d’autres, c’est l’accès qui doit être payant, ou encore le contenu. Enfin, certains préfèrent le système des tiers-payant…
De mon point de vue, les systèmes les plus pertinents sont ceux qui mixent les différents modèles. C’est le choix de Yahoo notamment, lequel, grâce à une chaîne d’utilisateurs payants (annonceurs, entreprises de e-commerce(2),…) parvient à se rétribuer tout en donnant l’accès gratuit aux internautes. Dans le même esprit, une partie croissante des revenus d’AOL provient du commerce électronique.
Cette notion de tarification dynamique est importante. Ainsi, ce qui « semble » gratuit sur le Net peut effectivement générer de l’argent.
VA : C’est le principe des Di@logues Stratégiques. Environ 2000 personnes** vont lire votre interview. L’intérêt n’est pas de faire payer les lecteurs, mais d’identifier les profils des non abonnés qui se connectent spontanément sur Les Di@logues Stratégiques…
CG : Dans ce cas, le système de valorisation n’est pas fondé sur un éventuel coût à l’acte, puisque la diffusion est gratuite.
La monétisation de la valeur est encore très peu formalisée dans la société dématérialisée, mais il ne faut pas s’attendre à ce que les règles de l’économie traditionnelle s’appliquent…
VA : Avec les médiateurs d’information (infomédiaires ou « infomediary » de John Hagel) vont apparaître de nouvelles formes d’intermédiation et se créer des valeurs ajoutées du futur. Comment imaginez-vous cette nouvelle intermédiation pour les cinq prochaines années ? Et dans quels secteurs ?
CG : La notion d’intermédiaire de l’information, telle que définie par Hagel, me semble erronée. Selon lui, le vrai « info-intermédiaire » est celui qui se fait payer par le client final. Cependant, ce dernier est d’autant moins disposé à payer que la marchandise est immatérielle et qu’il s’agit de micro-paiements (par exemple, « payer à l’acte » 5 ou 10F pour obtenir une information).
Je pense, pour des raisons très simples, qu’Internet accroît les besoins d’intermédiation. A nouveau modèle économique, nouveaux besoins. Avec l’internet on voit émerger de nouveaux services, de nouveaux métiers, et un nouveau type d’intermédiaires permettant de réduire les coûts de recherche de l’information.
Le marché de l’intermédiation est très vaste, en pleine explosion, et les enjeux sont considérables : intermédiaires immobiliers recherchant des prêts aux meilleurs taux (E-loan,…) ; services d’annuaires (Yahoo, AOL,…) gratuits, et fort pratiques ; portails généralistes ou spécialisés (Real Estate de Yahoo, E-Trade,…) proposant l’agrégation d’informations et de transactions ; marketing personnalisé (Dun & Bradstreet,…)…
En réalité, il ne s’agit pas d’intermédiaire, mais de « cyberintermédiation ». Il est difficile de prévoir comment évoluera la cyberintermédiation, mais j’imagine -et je ne suis pas seul à le penser- qu’elle va s’automatiser. Ce sujet fait actuellement l’objet de nombreuses études.
VA : Selon vous , quels sont les mécanismes de régulation du monde de l’immatériel? Les agences gouvernementales, les usagers,… ?
CG : Question intéressante… En fait, le Net vous laisse le choix. Tout devient « marché » ; vous pouvez tout vendre et tout acheter.
Actuellement, le monde de l’immatériel connaît une « multi-régulation » : les instances officielles, les tribunaux, les instances supra nationales, les instances d’auto-régulation. Le système est loin d’être parfait, mais il a le mérite d’exister.
Le problème de la protection de la vie privée notamment, est complexe. A qui appartiennent les informations, l’agrégation des données ? Certains détails de la vie privée peuvent-ils être considérés comme strictement privés, mixtes, publics ? Dans quel cadre puis-je les utiliser ?
La question fondamentale est la suivante : comment introduire des éléments de concurrence dans la réglementation, ou qui va contrôler les contrôleurs ? Est-il possible de définir plusieurs juridictions de contrôle de la réglementation ? Comment les coordonner ?
Pour certains, il faut introduire la réglementation dans la législation. Pour ma part, je préférerais que nous menions une réflexion originale pour essayer de sortir des sentiers battus…
1. L’économie de l’immatériel, la société de l’information, ou le marché des idées (le capital intellectuel, les services, les loisirs, l’éducation, la culture,…)
2. Les entreprises de e-commerce versent un pourcentage sur les ventes réalisées en ligne sur le site de Yahoo
*Charles Goldfinger dirige Global Electronic Finance (GEF) Management SA, une société de conseil stratégique bruxelloise. Il conseille également la Commission Européenne sur les aspects financiers du commerce électronique.
Architecte de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, Docteur en Economie Régionale de Berkeley (Californie), Charles Goldfinger est l’auteur de : « Travail et hors-travail – vers une société fluide » (98) ; « L’utile et le futile – l’économie de l’immatériel » (94) et « La géofinance » (86) qui a obtenu le Prix du meilleur livre financier de l’année 87. Plus d’infos plus : http://www.2100.org/indWhosWho/personnalites/pe_goldfinger.html
*Laws of Intangible Economy (Les lois de l’immatériel selon Charles Goldfinger) :
Scarce does not mean valuable, abundant does not mean worthless
End of information asymmetry: Customer is always smart
Wager economy: Leveraging success is more important than avoiding failure
Inclusivity: this is a two way street
Corporate strategy: Schizophrenia rules
Don’t compete, coopete
Intangible markets: Catch the value where and when you can
Measurement systems: Intangible is primary, tangible secondary.
La captation de la valeur économique, un enjeu essentiel de la société dématérialisée
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- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques
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(Les Di@logues Stratégiques® N°10 – 12/00)