La diversité alimente l’intelligence collective
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- Les Di@logues Strategiques on 2 mai 2010 inLes Di@logues Strategiques Non classé



(Les Di@logues Stratégiques® N°24 – 01/02)


Version Anglaise

« Alors qu’on se préoccupe de plus en plus d’éviter le gaspillage économique ou écologique, il semble que l’on dissipe allègrement la ressource la plus précieuse en refusant de la prendre en compte, de la développer et de l’employer partout où elle est. ». Pierre Lévy, dans « L’intelligence collective ».
Philosophe, ancien professeur à l’ université du Québec à Trois-Rivières, aujourd’hui titulaire d’une chaire de recherche au Canada en Intelligence Collective à l’université d’Ottawa. Auteur de nombreux essais dont  » World Philosophie  » et  » Cyberculture « , Pierre Lévy a consacré une grande partie de sa vie professionnelle à analyser les implications culturelles et cognitives des technologies numériques.

Véronique Anger : Dans votre livre « L’intelligence collective », vous écrivez : « Personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose(…). La lumière de l’esprit brille même là où on essaie de faire croire qu’il n’y a pas d’intelligence. ». Pensez-vous, aujourd’hui encore, que l’intelligence est  » gaspillée » ? Le développement -au sein des entreprises- du knowledge management ne devrait-il pas contribuer activement à la construction d’un projet d’intelligence collective ?
Pierre Lévy : Je pense que trop de compétences, d’intelligences, de créativité, d’imagination, de connaissances, de savoirs-faire… sont ignorés. Ces ressources ne sont pas assez valorisées, ni exploitées. Si le chômage est en partie responsable de cette lacune, l’organisation du travail telle qu’elle existe aujourd’hui en France, mais également dans la plupart des autres pays, contribue à ce « gaspillage ».
La mouvance « KM(1) » et toutes les tendances considérant l’entreprise avec ses facettes « plurielles » comme un système cognitif, comme une organisation « apprenante », vont dans la bonne direction. Tous les dispositifs favorisant la diversité et permettant de développer le lien social par l’échange des savoirs alimentent l’intelligence collective.
Un premier tiers du problème est lié à l’utilisation optimale des techniques informatiques d’enregistrement des connaissances, d’indexation des savoirs-faire, de stimulation du travail collaboratif…
Un deuxième tiers se rapporte aux compétences personnelles des êtres humains, qu’il s’agisse de savoir-faire, de savoirs ou de savoir-être.
Enfin, le dernier tiers -peu évoqué bien qu’essentiel- concerne le  » climat  » social. Relevant de la responsabilité collective, celui-ci favorisera ou entravera la confiance mutuelle. Une coopération efficace ne peut être créée que dans un climat de confiance mutuelle. Cela est vrai au sein de l’entreprise, mais également dans les relations installées avec les partenaires, clients, fournisseurs… Cette dimension éthique ou relationnelle est sans doute la principale responsabilité managériale. Les dirigeants doivent donner l’exemple.
La culture de l’intelligence collective ne se décrète pas, elle doit être partagée et relayée à tous les niveaux de la hiérarchie.


VA : Partagez-vous l’avis du sociologue Marc Guillaume : « L’accès à l’information ne doit pas être confondu avec l’accès au savoir et à la connaissance. Information n’est pas savoir. » ?
PL : Il est évident qu’aucune information, aucun événement, ne peuvent être correctement compris hors de leur contexte, de leur environnement. En effet, les informations alimentent notre noyau actif de connaissance (la connaissance est un processus, une action…) mais si nous ne possédons aucune connaissance, l’information n’aura aucune signification puisque nous serons incapables de l’interpréter. Il existe une relation dialectique entre l’information et la connaissance.
Cela dit, n’oublions pas que les grandes avancées de l’esprit humain sont largement dues à des progrès liés aux techniques de communication. Il est plus facile d’acquérir des connaissances si nous avons accès à davantage d’information. Par exemple, sans la naissance de l’imprimerie, nous n’aurions probablement jamais connu le développement de la science moderne expérimentale ni l’opinion publique moderne. L’imprimerie a révolutionné l’accès à l’information en mettant à disposition du plus grand nombre : journaux, revues, livres,… Je crois que l’avènement du cyberespace peut justement être comparé à l’invention de l’imprimerie. Il s’agit, en quelque sorte, de l’étape suivante…


VA : Bergson établit une différence entre intelligence (du domaine de l’instantané) et l’intuition (sens du mouvement). Comment peut naître l’intuition dans un réseau d’intelligence collective, et peut-on partager l’intuition ?
PL : Pour Bergson, l’intelligence, opposée à l’intuition, est purement rationnelle, séquentielle. Or, ma définition de l’intelligence collective désigne une capacité cognitive au sens large (mémoire, perception, raisonnement, imagination, prévision et surtout capacité d’apprentissage). Il n’est donc pas question de limiter l’intelligence à l’esprit de géométrie de Pascal ou à l’intelligence des structures fixes de Bergson.
L’intelligence est un processus par lequel un système complexe -du même mouvement- donne sens à son environnement et se transforme. Dans ce contexte, la dimension évolutive, l’apprentissage, l’autonomie, jouent un rôle fondamental.


VA : Dans « World Philosophie », vous développez l’idée de l’émergence d’une conscience planétaire dans le cyberespace. Comment celle-ci peut-elle s’exprimer pleinement ?
PL : Avant d’étudier comment la conscience planétaire peut s’exprimer pleinement, voyons comment elle se manifeste aujourd’hui.
J’habite à la campagne, à Trois-Rivières, une toute petite ville du Canada. Sur papier, je ne peux lire que la presse locale et québécoise. Mais si je veux savoir ce qui se passe à l’échelle de la planète, il me suffit de me connecter aux sites web du Monde, de Libération, du New-York Times, du Washington Post ou de nombreux autres journaux d’Asie ou du Moyen-Orient. Grâce à ma connexion internet, j’ai non seulement accès à une multitude d’informations mais aussi, à travers les groupes de discussion auxquels je participe, à des points de vue extrêmement divers.
Nous n’avions pas l’habitude de discuter quotidiennement avec des personnes dont l’environnement culturel nous est étranger. C’est la proximité (sur le net) de cette différence culturelle qui nous force à avoir cette conscience planétaire.
Comment celle-ci va-t-elle s’exprimer ? Je l’ignore, bien que je constate que certains grands problèmes (le réchauffement de la planète et d’autres problèmes écologiques, les biotechnologies et la recherche médicale, internet…) concernent le monde entier.
De plus en plus perceptible, cette unité écologique, technologique et -bien entendu- économique me semble devoir mener à une unité politique. Le fameux mouvement anti-mondialisation est d’ailleurs probablement un des premiers mouvements politiques non plus « international », mais directement mondial. Or, ce mouvement existe grâce à internet, c’est-à-dire grâce à la possibilité d’un espace public mondial, universel.


VA : Votre prochain livre, « Cyberdémocratie », sort ces jours-ci. Pouvez-vous nous en présenter les grandes lignes ?
PL : Dans la première partie, « Enquête et analyse », j’essaie d’expliquer les impacts d’internet sur l’espace public. Je tente de comprendre comment évoluent la sphère médiatique, la liberté d’expression, la communication entre individus. J’essaie de décrire un mouvement qui tend vers une plus grande transparence de la société.
J’étudie, par ailleurs, les transformations liées au Net dans le domaine politique : « e-gouvernement », service public, vote électronique, démocratie locale, expression et coordination des mouvements sociaux…
Dans la seconde partie de mon livre, plus prospective et utopique j’imagine à quoi pourrait ressembler une société dans laquelle le cyberespace serait le moyen normal de communication (avec une utilisation maximale des NTIC). Je décris dans cette perspective une figure possible de l’Etat du futur, un  » Etat transparent  » dont toutes les fonctions et toutes les informations seront accessibles en ligne. Ses trois principales missions seraient la justice, la régulation du marché et le pilotage de la biosphère (santé publique/écologie, la « transformation du vivant »). Afin de rendre possible un gouvernement planétaire respectant pleinement et encourageant la diversité culturelle, nous devrons apprendre à séparer la culture et l’Etat, comme nous l’avons déjà fait avec la religion, l’appartenance ethnique, le parti,…
Pour l’ère à venir, je pense d’ailleurs que la fonction principale du gouvernement ne sera pas de  » diriger la société « , mais consistera à stimuler l’intelligence collective des citoyens en leur tendant le miroir de leur intelligence collective.



(1) Pour « Knowledge Management » (en français, gestion des connaissances ou travail collaboratif).


De nombreux extraits de « Cyberdémocratie » sur le site des éditions Odile Jacob :http://www.odilejacob.fr