Entretien avec le professeur Henri Atlan : « Il faut se méfier non seulement du mensonge, mais aussi des puristes »
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- Les Di@logues Strategiques on 26 novembre 2010 inLes Di@logues Strategiques
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Par Véronique Anger-de Friberg pour Les Di@logues Stratégiques (interview réalisée le 22 octobre 2010)
Rencontre avec le professeur Henri Atlan, un esprit libre, un homme engagé et inclassable, qui porte un regard sans concession sur la place de l’éthique dans notre monde moderne, mais aussi sur nos leaders, notre élite intellectuelle et scientifique, trop souvent adeptes de la fraude verbale et de la dénaturation du langage pour imposer leur volonté ou leurs idées.
Dans la lignée des grands scientifiques humanistes, opposé aux dogmes et idéologies, le Professeur Atlan nous invite à partager sa passion et son immense curiosité pour la science et la philosophie. Dans ses deux derniers livres (De la fraude. Le monde de l’Onaa, Seuil. 2010 et La philosophie dans l’éprouvette avec Pascal Globot, Bayard, 2010), il livre ses interrogations, ses révoltes ou ses réflexions sur la place de l’éthique dans la science et la société. Il dénonce aussi le recours de plus en plus systématique au mensonge qui aboutit aujourd’hui, dans une relative indifférence, au règne de la désinformation et de la propagande.
Médecin biologiste, chercheur en biologie cellulaire et en immunité engagé dans la lutte contre le sida, ancien chef de biophysique à l’hôpital de l’Hôtel Dieu, pionnier des théories de la complexité et de l’auto-organisation du vivant, écrivain, Henri Atlan*, est tout cela à la fois. Homme de sciences, philosophe, il a été membre du Comité consultatif national d’éthique pour les Sciences de la vie et de la santé de 1983 à 2000, professeur émérite de biophysique, directeur du centre de recherche en biologie humaine de l’hôpital universitaire Hadassah à Jérusalem, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, il est l’un de ces penseurs phare au savoir interdisciplinaire qui ont illuminé leur siècle.
Depuis sa jeunesse, le Professeur Atlan étudie les textes grecs anciens, les grands mythes de la Kabbale et du Talmud pour trouver des réponses à ses questions philosophiques ou existentielles, dont beaucoup sont nées de son histoire personnelle liée à la Seconde Guerre mondiale. Il s’inspire également des grands philosophes occidentaux (Kant, Nietzsche, Bergson, Wittgenstein, Spinoza,…) tout en s’initiant à la littérature hindoue… Dans les années 1980, il se passionne pour Spinoza qu’il considère dès lors comme « le philosophe le plus adéquat dans l’état actuel des sciences ».
Véronique Anger : « Dans vos deux derniers livres, La philosophie dans l’éprouvette et Le monde l’Onaa, vous déplorez que la science soit « contaminée par l’industrie du mensonge ». Qu’entendez-vous par là ?
Pr Henri Atlan : Je fais allusion entre autres à la pénétration des techniques de communication et de marketing dans la transmission de l’information scientifique au grand public, qui avait déjà été dénoncée par un rapport du Comité National d’Ethique il y a presque 20 ans et qui n’a fait que s’amplifier depuis.
VA : Vous critiquez aussi la vision trop « informatique » de certains biologistes, pour qui le programme ADN est la réponse à toutes les questions.
Pr HA : C’est une vieille histoire. En ce qui me concerne, cette réflexion a commencé à l’époque des grandes découvertes de la biologie moléculaire et de l’interprétation de ces découvertes en termes de « programme ». L’idée selon laquelle un programme serait écrit (au sens littéral) dans la séquence ADN m’a toujours semblé approximative. Il ne s’agit pas là bien sûr de mensonge, mais de facilité dans l’usage d’un langage métaphorique. Cette métaphore est trompeuse, mais elle a eu un effet extraordinaire dès lors que de nombreux biologistes l’ont eux-mêmes prise au sérieux ! Aujourd’hui encore, cette idée persiste dans le grand public, mais la plupart des biologistes ont réalisé que cela ne fonctionnait pas de cette façon, ne serait-ce que parce que les analyses des génomes censées confirmer la réalité de cette métaphore en ont, au contraire, montré les limites.
VA : Vous critiquez aussi la confusion entre la valeur heuristique des modèles informatiques de systèmes complexes et le statut de vérité scientifique établie qui leur est trop souvent accordé.
Pr HA : Cette question des modèles est directement reliée au débat sur le réchauffement climatique[1]. Je ne suis pas un spécialiste du climat, mais je sais que le climat est une affaire complexe et fait intervenir de nombreux paramètres. Je sais également, pour avoir travaillé sur la modélisation de systèmes complexes en biologie, que tous les systèmes complexes (en particulier si on ne peut pas les expérimenter) ont cette propriété de présenter des modèles sous-déterminés par rapport aux observations. En d’autres termes, le problème n’est pas de réaliser un bon modèle ; le problème est qu’il existe trop de bons modèles capables d’expliquer les mêmes observations.
J’ai constaté cette sous-détermination des modèles à l’époque où je faisais de la modélisation de systèmes immunitaires. Pourtant, les systèmes biologiques présentent l’avantage, par rapport aux systèmes écologiques ou climatiques, d’autoriser quelques expériences suggérées par les modèles et permettant éventuellement d’en éliminer certains.
L’intérêt des modèles se limite, le plus souvent, à suggérer de nouvelles expériences, mais dans le cas des recherches sur le climat ou sur une niche écologique, il n’y a pas d’expérience possible pour trancher entre différents « bons » modèles, et les scientifiques qui utilisent des modèles en connaissent parfaitement les limites. J’ai participé à une réunion rassemblant des mathématiciens, des informaticiens et des physiciens qui créaient des modèles pour la biologie. Tous étaient parfaitement conscients du fait que leurs modèles étaient bons du point de vue du modélisateur puisqu’ils expliquaient des phénomènes connus, mais tous s’accordaient aussi à dire qu’ils ne décrivaient pas forcément la réalité et qu’il fallait réaliser des expériences pour tenter de réduire leur sous-détermination.
VA : Que pensez-vous de la biologie de synthèse qui prétend recréer le vivant ? Je pense notamment à cette expérience menée par les chercheurs américains de l’institut Venter largement médiatisé en mai dernier[2].
Pr HA : Premièrement, que veut dire « créer le vivant » ? Ce qui est actuellement faisable, c’est un développement de la biologie moléculaire, des techniques de transgénèse. On est capable d’insérer un gène d’origine étrangère dans un organisme, par exemple à partir d’une bactérie et de l’insérer dans une souris.
Dans le cas que vous évoquez, des gènes d’origine étrangère ont été synthétisés. Qu’est-ce que ça signifie « synthétisés » ? Il s’agit de morceaux d’ADN qu’on a collés les uns aux autres. Cela ne veut pas dire « synthétiser le vivant », mais synthétiser des molécules d’ADN qui deviendront fonctionnelles si on arrive à les faire entrer dans le génome d’un organisme ou comme ici de remplacer le génome d’une bactérie par cet ADN synthétique. Ce type d’expérience n’est que la conséquence de la continuité déjà établie par la biologie moléculaire entre le non-vivant et le vivant.
La vie n’existe pas en tant que notion explicative… Vous voyez, ce n’est pas la vie qui fait que quelque chose est vivant. Un organisme est vivant, cela veut dire qu’il possède un certain nombre de propriétés que n’ont pas les non-vivants, mais ces propriétés-là sont toutes liées à telle ou telle propriété ou à un ensemble de propriétés d’un ensemble de molécules par exemple. Manipuler ces structures-là devient possible au fur et à mesure que nous les connaissons. Mais cela ne signifie pas que nous avons réussi la synthèse de la vie ou que nous avons créé la vie, comme il a été rapporté par tous les médias, comme si la vie était quelque chose de très mystérieux et donc de sacré en tant que tel. Il y a là confusion entre nos expériences de vécu plus ou moins subjectives et la vie comme ensemble de phénomènes objets des sciences biologiques. Contrairement à ce qui était autrefois le cas, on sait aujourd’hui fabriquer des objets artificiels vivants. Il ne s’agit pas là de synthèse de « la vie ». Je ne serais pas étonné outre mesure que des chercheurs parviennent un jour à fabriquer une cellule. Pour le moment, on en est encore très loin. Ce qui a été fait et annoncé comme étant la « synthèse de la vie » (et le résultat de l’aboutissement de dix années de recherche) n’est en réalité que la synthèse d’un ADN fonctionnel avec son insertion réussie dans une bactérie. Il s’agit bien de la fabrication d’un organisme vivant artificiel et cela semble toujours choquant parce que le public n’y est pas encore habitué. Des techniques assez compliquées permettent à une bactérie de lire cet ADN et de l’exprimer, voilà tout ! Il s’agit seulement d’effets d’annonce. Quand on fabrique une souris transgénique en ayant transféré un gène humain dans la souris, on n’a pas pour autant « humanisé » la souris ainsi qu’on le trouve parfois publié dans des revues scientifiques. Cette confusion provient d’une mauvaise approche philosophique des avancées de la biologie moléculaire. Une approche essentialiste, qui consiste à vouloir absolument localiser quelque part l’essence de la vie, l’essence de l’humain. Certains veulent la localiser dans les gènes qui ne sont que des molécules évidemment pas vivantes en elles mêmes. Il faut accepter des définitions évolutives non essentialistes : ce qui n’est pas vivant peut devenir vivant, ce qui n’est pas humain peut le devenir, etc.
VA : Votre livre, De la fraude. Le monde de l’Onaa, traite notamment du rapport que les individus entretiennent avec la vérité. Vous évoquez la recherche d’un juste milieu entre vérité absolue et mensonge systématique (l’Onaa étant entre les deux, un quasi-mensonge ou une quasi-vérité… et donc une tromperie). Il s’agit donc, si j’ai bien compris, de trouver un juste équilibre entre la vérité pure et le mensonge systématique, entre l’inacceptable et le tolérable. Vous dénoncez la « fraude verbale », la dénaturation du langage (l’euphémisation et « la perversion des mots »), « la guerre de la propagande » et ce que vous appelez « la magie verbale » à des fins de manipulation. Pensez-vous que cette dérive, de plus en plus répandue et acceptée avec résignation aujourd’hui, représente une menace pour notre démocratie ?
Pr HA : Contrairement à ce que je croyais, et à ce que beaucoup de personnes croient encore, la propagande n’a pas été inventée par Goebbels, mais par Edward Bernays[3], dans la grande démocratie américaine au début du XX° siècle ! Il est incontestable que les techniques de propagande trouvent un terreau fertile dans nos démocraties et qu’elles vont se développer de plus en plus grâce à la publicité, à la communication professionnalisée, aux moyens de communication et à internet, ainsi que Bernays l’avait annoncé. Aujourd’hui, ce qui, normalement, devrait être de l’information est presque immédiatement transformé en communication et orienté de manière à servir tel ou tel intérêt commercial, politique ou autre. C’est effectivement un enjeu pour la démocratie, et je ne suis pas le premier à dénoncer cette dérive. Certains, comme Noam Chomsky qui a beaucoup écrit à ce sujet, pointent du doigt le caractère « non démocratique » de l’usage de ces informations concernant la communication. Selon Chomsky, « La propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures[4] ». Cela est absurde car, contrairement aux démocraties, le régime totalitaire c’est à la fois la violence et la propagande.
La propagande d’un régime démocratique est régulée par quelques garde-fous… ne serait-ce que par les contre-propagandes. Cela ne signifie pas pour autant que la vérité va éclater. Même si on peut regretter que « le ver soit dans le fruit » dans la démocratie, malgré tout, la démocratie vaudra toujours mieux qu’un régime totalitaire où la « guerre des propagandes » n’est pas possible. Ceux qui pensent le contraire ont peut-être, comme Chomsky, la nostalgie d’une vérité pure et absolue. Selon eux, s’il n’y a pas de vérité absolue, comme c’est le cas dans les démocraties, alors tout est « pourri », bon à jeter, et la démocratie ne vaudrait donc guère mieux qu’un régime totalitaire… ce qui est faux évidemment. Il faut se méfier non seulement du mensonge, mais aussi des puristes !
VA : Dans la plupart de vos livres, vous vous référez à la tradition juive et au Talmud pour illustrer vos propos et expliquer le cheminement de votre pensée sur les grandes problématiques actuelles. Etes-vous croyant ?
Pr HA : Il se trouve que mon intérêt pour la philosophie a commencé quand j’étais très jeune, au moment où je démarrais en parallèle des études de médecine et de biologie. Je me suis intéressé aux textes de la tradition hébraïque ancienne pour des raisons personnelles liées à mon expérience de la Seconde guerre mondiale. Je ne l’ai pas vécue de manière dramatique en comparaison à ce que les Juifs ont vécu en Europe puisque je vivais en Algérie et, fort heureusement, les Allemands ne nous ont pas occupés grâce à nos alliés anglais et américains. Il n’en reste pas moins que pendant deux ans, nous avons vécu sous le régime des lois antisémites de Vichy. J’avais 10 ans et, en grandissant, je me suis posé des questions. J’ai commencé à étudier ces textes qui continuent à me servir de sources d’inspiration de nature critique, philosophique, juridique, en association avec les autres grands textes de la philosophie occidentale, grecque notamment. Et à votre question « Etes-vous croyant ? », je vous réponds : croyant en quoi… ?
VA : Dans ce cas permettez-moi de terminer sur cette citation, extraite de votre livre Le monde de l’Onaa : « La notion de Parole ou d’Écriture révélée ne peut se comprendre que si elle est athée »…
*Le Professeur Henri Atlan est l’auteur de nombreux ouvrages dont les plus connus sont : Entre le cristal et la fumée (Seuil. 1979), Les Étincelles de hasard (Seuil. 1999, 2003), L’Utérus artificiel (Seuil. 2005), Les chemins qui mènent ailleurs (avec Roger Pol Droit. Stock. 2006), Les frontières de l’humain (avec François de Waal. Le Pommier/Cité des Sciences. 2007) et, plus récemment De la fraude. Le monde de l’Onaa (Seuil. 2010) ou La philosophie dans l’éprouvette (Bayard, 2010. Texte recueilli à partir des entretiens filmés à Paris et à Jérusalem par Pascal Globot dans son documentaire « Rencontre avec Henri Atlan ».). Son prochain titre, Qu’est-ce que l’auto-organisation ? (Odile Jacob) est annoncé pour 2011 et fera immanquablement l’objet d’une recension par votre serviteur…
[1] Lire l’article du Pr Atlan publié le 27 mars 2010 dans Le Monde, « La religion de la catastrophe ».
[2] En mai 2010, l’équipe de chercheurs dirigée par le généticien américain Craig Venter, fondateur de l’Institut Venter, a annoncé avoir fabriqué le premier génome synthétique d’une bactérie et ainsi réussi à « créer le premier organisme vivant artificiel ».
[3]Edward Bernays, spécialiste des relations publiques, et co-inventeur avec Willy Münzenberg de ce système de domination et de manipulation méthodique des masses via les médias de masse. La propagande, mise au service du capitalisme américain dans les années 1920, inspirera Joseph Goebbels dix ans plus tard avec le succès que l’on sait…
[4] In La fabrique de l’opinion publique (éditions Le Serpent à Plumes, 2003. Titre original Manufacturing Consent).
Pour aller plus loin :