Surfer l’évolution exponentielle

Par Joël de Rosnay

 

 

 

« Bonjour à tous et bienvenue encore une fois à la Cité des Sciences.

Pour commencer, je voudrais vous parler de l’accélération, c’est-à-dire de cette évolution exponentielle dans laquelle nous sommes entrés. À la fois celle de l’écosystème numérique dans lequel nous habitons maintenant, celle des réseaux sociaux, celle des changements techniques en général.

Que veut-on dire par évolution exponentielle ? Nous sommes habitués aux évolutions linéaires. Or l’évolution exponentielle, c’est totalement différent. Cela nécessite une culture nouvelle de l’adaptation : il faut surfer -si vous me permettez l’expression- l’évolution exponentielle.

Qu’est-ce que l’exponentielle ? Imaginez un nénuphar rond qui double de volume tous les jours dans un bassin circulaire. Au bout de 100 jours il atteindra la totalité du bassin. Au bout du 95ème jour, il atteint 3% de la totalité du bassin. Donc il reste 5 jours et il occupe la totalité. Ca va très vite et c’est cela l’évolution exponentielle.

Avec les outils, dont nous disposons aujourd’hui dans l’écosystème numérique, nous cherchons à nous adapter, mais d’une manière quasi-biologique, en nous connectant, en nous hyper-connectant dirais-je presque. Des femmes et des hommes « augmentés » en co-évolution avec cet écosystème numérique, que nous modifions et qui nous modifie en retour.

Pourquoi sommes-nous hyperconnectés ? Il y a un risque évidemment, lié à cette évolution exponentielle et à l’hyperconnection. Oui, nous subissons une pression énorme, à la fois des entreprises industrielles, des constructeurs, des logiciels, des applis… et plus encore de la génération des Millenials hyperconnectée.

Cette pression conduit à quelque chose que vous avez sans doute tous remarqué : nous sommes rentrés dans l’économie de la distraction, au sens propre. Je ne parle pas de l’économie des loisirs, mais d’une économie qui nous distrait de ce que nous faisons à un moment donné. Elle cherche à capter 15 secondes notre attention…

Un des risques de l’évolution exponentielle due aux technologies de l’information et de la communication, c’est la perte de l’attention. Qui dit perte de l’attention dit valeur de plus en plus forte de l’attention évidemment. Comme elle devient rare, et comme chacun sait que ce qui est rare est cher… Nous perdons notre attention, alors qu’on nous bombarde de plus en plus d’informations pour capter cette attention. Des flashs, des spots, des clips, des breaking news, des wall Facebook, des twits… tous ces mots anglophones très courts démontrent la volonté des entreprises commerciales et, plus largement, des internautes, nous y compris, de capter, de saisir l’attention ne serait-ce que 15 secondes.

Or il y a un problème : cette perte d’attention conduit à un cercle vicieux : on nous bombarde d’informations pour la capter encore plus. Distraits par ces flux incessants d’informations, nous perdons la capacité à nous concentrer, la capacité de réflexion. Piaget, le psychologue de l’éducation l’a bien expliqué : la mémoire courte doit se transformer en mémoire longue pour qu’il y ait apprentissage, rétention, réflexion. Il faut passer du cortex qui scanne, qui zappe, à l’hypothalamus plus profond qui va engranger les informations qui doivent rester. D’où l’importance de l’apprentissage, de l’éducation. D’où l’importance aussi d’avoir la capacité de réfléchir, de prendre du temps.

La grande question, face à cette évolution exponentielle, face à cette perte de l’attention, c’est comment faire pour sur-vivre et surtout, (et c’est le thème de notre forum), pour revenir à l’Humain, au lien humain. Pour sur-vivre, comme le disait Piaget, il faut des pauses, il faut pouvoir couper les flux d’informations. Un break, ce n’est pas que les breaking news des télévisions d’infos continues comme disent les Angosaxons.

Un break, une pause, c’est de pouvoir se retrouver avec soi-même. Se donner des rendez-vous avec soi dans son agenda… pour que vous pensiez plus à long terme aux autres, à ce que vous voulez donner plutôt que de tout prendre.

Il existe des moyens de gérer le temps et l’information. Je suis stupéfait de la manière dont les gens gèrent leur temps et leur information, avec une efficacité si limitée. Il faut apprendre à gérer et investir du temps pour vivre des intérêts temporels de ce capital-temps qu’on a investi, et que l’on peut placer beaucoup plus facilement. Il existe des moyens pour gérer le temps, l’information, pour prendre le temps de la réflexion et retrouver l’attention.

Le plus important, c’est le lien humain, le lien social, qui lui aussi se perd dans cette espèce de surf continu qui nous conduit à oublier les autres. Dans les entreprises, ce sont les salariés. Dans l’État, ce sont les électeurs ou les contribuables. Entre les salariés, les contribuables, les électeurs, on oublie l’humain ! D’ailleurs pour GAFA (Google, Apple, Facebook Amazon) nous sommes des bits et des pixels. Nous sommes « exclavagisés » par eux en win-win : on les aide à créer de la valeur ajoutée qu’ils revendront ensuite, mais on en bénéficie.

Dans l’entreprise, il ne faut pas seulement penser à la valeur ajoutée et à la valeur entreprise, mais aux valeurs, c’est-à-dire : revenir à un temps humain -et c’est la partie la plus importante à mes yeux de cette brève introduction- signifie que l’étalon humain est capable de détecter les émotions, les tendances, les rivalités, les oppositions, les conflits… Le temps humain, c’est un rythme circadien de 24H. Le matin, vous sécrétez du cortisol et de l’adrénaline pour être en forme pour la journée. Vers 17H, vous sécrétez de la sérotonine mais aussi, dans la journée, de l’ocytocine, (l’hormone du contact, de la relation, de l’amour et du plaisir), des endorphines. On a donc des rythmes biologiques, on appelle cela la chronobiologie, des biorythmes or si on le néglige, si nous pensons comme un ordinateur avec une réflexion binaire (…) oppositions, rapports de force plutôt que rapports de flux, nous devenons comme les machines que nous utilisons sans arrêt.

Dans les entreprises et dans les États, les gouvernants et les managers doivent adapter leur gestion des personnes –j’ai dit des personnes- à une relation humaine plus profonde, à un lien social plus étroit, parce que l’étalon le plus important de mesure et d’évolution pour construire l’avenir c’est l’humain, c’est l’objectif de ce forum.

Rétablissons le lien humain, le lien social, trouvons le temps de faire en sorte que le temps humain soit respecté plutôt que le temps des machines mécaniques ou des ordinateurs. Ce sera le seul moyen pour nous de construire ensemble une société digne des valeurs de l’humanité dans son ensemble. ».